Manuel d’écologie du travail – La technicité du travail

Voici la deuxième partie du Manuel d’écologie du travail [1]

Manuel d'écologie du travail

La technicité du travail

 

Pourquoi dis-tu que le travail n’est qu’humain ? Ne dit-on pas aussi que les abeilles ou les machines travaillent ?

Au diable l’avarice, tu pourrais même ajouter Dieu à ta liste. N’est-ce pas ce qu’il aurait fait en créant la terre, le ciel et tous les vivants qui les habitent ?

Cela confirme que c’est un mot d’une grande plasticité qui se prête à de multiples usages, plus ou moins métaphoriques. Loin de moi de bannir cette polysémie qui est une richesse de la langue et de ses jeux. Mais si l’on veut se comprendre, dans une recherche sur ce qu’est le travail et ce qu’il peut ou devrait devenir, alors il faut préciser les sens dans lesquels on l’emploie et faire le tri parmi toutes ses acceptions possibles. Déjà nous l’avons distingué comme collectif ou singulatif. Continuons dans cette voie.

D’abord, est-ce que les abeilles travaillent ? Il existe chez elles une division des tâches très claire entre les ouvrières et les soldats. En outre, on voit ces ouvrières, toujours au turbin, dans les forêts, les champs ou les prés, en train de butiner pour pouvoir rapporter à la ruche du miel. Il existe même un langage qui leur permet de communiquer entre elles pour se dire où sont les lieux de collecte. La ressemblance avec ce que nous faisons est donc grande, même troublante. Mais pour que cela soit un travail pleinement comparable au nôtre, il y manque au moins une chose fondamentale : depuis que les abeilles sont abeilles, elles n’ont jamais procédé différemment qu’aujourd’hui pour produire du miel. Notre travail, lui, est toujours technique et nous n’avons jamais cessé de le faire évoluer grâce à cela, à un rythme plus ou moins rapide : maîtrise du feu, invention de la céramique, du tissage, de l’écriture, de la roue… jusqu’aux centrales nucléaires ou les ordinateurs d’aujourd’hui.

Et les machines alors ?

Comme les travailleurs, elles produisent. Elles ont même des capacités que nous n’avons pas. Nous ne savons pas voler, ni produire des glaces sans elles. Mais produire n’est pas travailler. D’abord, contrairement aux abeilles, c’est grâce à nous qu’elles existent. Ce sont nos enfants matériels, conçus et construits par nous et notre intelligence collective. Mais cela ne suffit pas à distinguer leur activité productive de la nôtre. Il existe deux différences fondamentales : la première, c’est que lorsque nous travaillons, nous avons conscience de ce que nous faisons et de la raison pour laquelle nous le faisons, même lorsque nous ne sommes pas d’accord pour le faire. La deuxième, c’est que nous restons libres, même dans la contrainte, et pouvons refuser de travailler, ce qu’une machine ne fera pas, ou si elle le fait, on appellera cela, tout simplement, une panne.

Et Dieu ? C’est lui qui nous a créés, comme nous avons créé des machines ; il est conscient de ce qu’il fait et il était parfaitement libre de ne rien faire. Quant à la technique…

Eh bien, c’est là la grande différence avec nous. Quand, dans la Genèse, Dieu dit « que la lumière soit » et que la lumière fut, il fait là quelque chose d’extraordinaire, qui ne ressemble absolument pas à notre travail. Nous sommes bien plus besogneux et terrien que cela. Nous sommes incapables de créer, seulement par la parole. Il nous faut une équipe, des savoirs accumulés, des outils, des efforts, de la patience… Notre travail est aux antipodes de l’acte créateur divin. Quel homme peut dire : « que le téléphone portable soit » et qu’il sorte du néant pour arriver dans sa main ? Non, on ne saurait comparer le travail de Dieu au nôtre, même si on peut en rêver.

Au fond, si je te comprends bien, l’expression « travail humain » est un pléonasme. L’argument de la technique d’ailleurs dans les trois cas aurait suffit à le montrer. Mais est-ce que tu veux dire que travail et technique, c’est la même chose ?

Non, ce ne sont pas des synonymes. L’un est l’attribut nécessaire de l’autre. Notre travail est technique, c’est sa qualité et ce qui fait sa spécificité ; et il l’est toujours, même quand nous n’utilisons ni outil, ni machine alors que la technique est, elle, une production intellectuelle matérialisée, externalisée.

Pourquoi est-ce que je dis que le travail est technique ? Parce que fondamentalement, c’est une résolution de problème, c'est-à-dire qu’il mobilise nécessairement notre corps et  notre intelligence. Le monde matériel n’a jamais cessé de nous provoquer et de mettre des obstacles à nos intentions ou nos projets, et à chaque fois, nous cherchons à y répondre comme à un défi, avec intelligence.

Regarde combien les enfants peuvent déjà déployer d’astuces dans leurs jeux, pour progresser et faire mieux à chaque fois. C’est cette même disposition pratique qu’ils pourront mettre en œuvre dans le travail plus tard, s’ils le veulent.

Nous n’avons pas besoin d’outils pour travailler, parce que notre corps lui-même –notamment notre main – en est déjà un. Par exemple, quand à une fontaine, tu mets tes mains en forme de bol, pour recueillir son eau, ou lorsque tu fais la courte échelle à un ami pour qu’il puisse attraper des cerises à un arbre dont les branches sont trop hautes, n’utilises-tu pas des outils de chair ?

Oui, mais cela reste très limité

Certes, on peut faire beaucoup mieux et beaucoup plus avec des supplétifs. Mais il ne faut jamais oublier que notre corps est notre premier outil, que nous sommes outils. Et malheureusement, dans beaucoup de métiers ou d’activités professionnelles, même encore aujourd’hui il est mis à rude épreuve. Je me rappelle de ce que tu m’as dit de ton travail de plongeur et de l’état de fatigue dans lequel tu étais en fin de journée.

Taylor, un ingénieur américain, a mis au point au début du XXème siècle une méthode de décomposition du travail pour l’optimiser. Les activités sur lesquelles il l’a mise en pratique n’étaient que des activités manuelles : porter des gueuses de fonte, contrôler des billes pour roulements de bicyclettes ou terrasser à la brouette… C’est l’effort des corps qui devait ainsi assurer des gains de productivité dont il proposait le partage des fruits entre ceux qui les avaient consentis et leur patron. Mais même en recrutant et formant les meilleurs à ces méthodes, les gains restaient modestes, comparés à ce qu’apporte une innovation technique.

Les capacités humaines varient peu d’un individu à un autre. Un psychologue américain, David Wechsler, a calculé qu’elles se maintenaient dans une fourchette d’environ 1 à 2, selon le type d’activité examinée. Et dans la durée – travailler, ce n’est pas courir un 100 m une seule fois dans la journée –, il est probable que l’écart est encore moindre. En revanche, avec l’aide d’outils ou encore plus avec des machines, la puissance de l’homme se trouve démultipliée.

Pour se donner un ordre de grandeur de cette démultiplication, on peut utiliser l’échelle des puissances des « machines » productrices d’énergie. La puissance motrice d’un homme est en moyenne inférieure à 100 watt. On évalue celle d’un cheval à un peu plus de 700 watt, celle d’une turbine à gaz de 10 à 100 millions de watt. Avec un réacteur nucléaire, on atteint un milliard de watt. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les hommes, lorsqu’ils domestiquent ces énergies, ne jouent plus dans la même catégorie de puissance que leurs congénères qui ne les maîtrisaient pas.

Taylor, le promoteur des méthodes de « rationalisation scientifique » du travail, le savait très bien lui-même. Alors qu’il obtenait avec ces méthodes des gains de productivité, assis sur la force humaine, qu’il évaluait à quelques dizaines de pourcent, il était aussi l’inventeur des aciers à coupe rapide qui ont permis à son époque le doublement voire le triplement des capacités de production des machines-outils.

Mais alors pourquoi demander à l’homme des efforts alors que la technique pourrait nous en affranchir ?

C’est une question essentielle, mais à laquelle je ne peux pas répondre pour le moment. Garde-la en tête, nous y reviendrons. Toutefois, pour préparer cette discussion, je te propose qu’on examine les trois effets principaux que génère la technique lorsqu’elle est mise en œuvre au sein de la division intérieure du travail : sur le résultat du travail, en qualité et en quantité, et sur son exercice, c'est- à- dire les conditions de travail.

Commençons par les conditions de travail comme ta question nous y invite. Il semble à beaucoup que l’évolution technique aille plutôt dans le sens d’une amélioration de l’agrément des usagers et d’une détérioration de celui des travailleurs. Mais ce n’est pas si simple. En fait, l’innovation dans les techniques de production reconfigure l’organisation du travail et l’interface homme – machine. Elle peut résoudre des problèmes à un endroit, par exemple en allégeant un travail physiquement éprouvant, mais en faire apparaître de nouveaux en amont ou en aval, au moment de l’entrée ou de la reprise du processus par des travailleurs. Elle crée aussi de nouvelles fonctions de surveillance et de gestion des aléas mécaniques.

Néanmoins, il existe de très nombreux exemples que l’on peut tirer de l’histoire, d’amélioration des conditions de travail grâce à la technique. Le plus emblématique que je connaisse est tiré de l’exploitation minière. La mine est en effet un milieu artificiel et hostile à la vie humaine. Elle s’est néanmoins imposée comme un lieu de travail nécessaire pour approvisionner les métiers du fer. Mais pour pouvoir y travailler, donc y vivre, il faut résoudre un grand nombre de problèmes : d’aération, d’éclairage, de pompage des eaux, de transport des roches et des minerais, etc. L’art de la mine suppose notamment de recréer sous terre des conditions de vie et de travail se rapprochant de celles de la surface. Mais ces dernières sont restées longtemps très éprouvantes et souvent mortelles, car le niveau technique ne permettait pas de créer un milieu de vie et de travail satisfaisant. Il a fallu attendre la fin du Moyen- Âge pour que l’exploitation minière franchisse un seuil d’acceptabilité humaine. Au XVème siècle, les progrès du pompage d’air sain et de l’exhaure, c’est-à-dire de l’aspiration et de l’évacuation de l’eau, atteignirent un niveau de sécurité satisfaisant. Le métier de mineur, qui jusqu’alors était confié à des esclaves ou des condamnés, devint attractif. Des ouvriers allemands se taillèrent même une flatteuse réputation : on s’arrachait leurs équipes, itinérantes de mine en mine.

En fait, un milieu de travail, sauf à se passer d’hommes, doit être aussi un milieu de vie

Exactement, et la technique peut puissamment y contribuer. Mais poursuivons notre examen.

Elle a aussi un effet sur la qualité de ce qui est produit. Les deux grands types qu’on distingue aujourd’hui correspondent aux deux grands processus de production. Dans la qualité artisanale, la technicité appartient à l’artisan. C’est lui qui avec ses outils et éventuellement l’appui de machines (un four pour le céramiste, un foyer pour le forgeron…) va donner sa forme à l’objet. Même s’il reproduit plusieurs fois le même, chacun d’entre eux sera reconnaissable par un œil averti. La qualité industrielle est, elle, une création spécifique de l’ère industrielle. Elle se caractérise par une absence d’auteur individuel. La technicité n’appartient pas au travailleur, mais au réseau technique. C’est lui qui va permettre la production d’objets similaires, produits en grand nombre. Mais même lorsque la production n’est faite qu’à l’unité (un paquebot, une navette spatiale…), ce type de qualité se retrouvera dans toutes les composantes de l’ensemble technique.

On considère habituellement que la qualité artisanale est supérieure à la qualité industrielle. Mais c’est loin d’être toujours vrai. En effet, l’industrie, en s’appuyant sur des connaissances scientifiques amples et des techniques fines qui les mettent en œuvre, a permis de résoudre des problèmes techniques qui ne pouvaient être résolus auparavant. C’est ainsi, pour poursuivre sur l’exemple des mines, que le problème de l’épuisement des eaux a pu être résolu à grande échelle à partir du XIXème siècle grâce à des pompes élévatoires refoulantes. La pompe était connue depuis au moins le IIème siècle avant l'ère commune. Mais en revanche, il a fallu attendre l’ère industrielle pour que l’on sache réaliser des tuyaux pouvant résister à de hautes pressions et usiner des corps de pompe assez précis pour travailler efficacement à haute pression.

Mais c’est évidemment son effet quantitatif qui est le plus connu.

Tu m’en as donné un avant-goût avec les différences de puissance mécanique entre l’homme, le cheval et les moteurs thermiques

Oui, c’est d’ailleurs le fond de l’affaire. La croissance des deux cents dernières années doit, je pense, beaucoup à l’intégration progressive des énergies matérielles fossiles, domestiquées, dans tous les processus productifs, même si ce n’est évidemment pas la seule cause.

La productivité du travail est le rapport entre la quantité produite d’un bien ou d’un service et le temps nécessaire pour le réaliser. Elle évolue en raison directe de la technicité du travail. Celle-ci ne se réduit pas aux outils et aux machines, mais est le résultat de l’organisation et de la conception du travail qui les intègrent. L’homme reste aux manettes, mais du fait des extraordinaires progrès techniques accomplis dans de nombreuses activités, il n’est pas besoin d’en mobiliser autant.

L’exemple le plus impressionnant en la matière est fourni par l’agriculture. Depuis son invention, il y a dix mille ans environ, elle occupait, pour nourrir les populations locales, plus des trois quarts de ses habitants en état de travailler. En France, à partir de la révolution de 1789, le nombre d’agriculteurs n’a cessé de diminuer et ils représentent aujourd’hui moins de dix pour cent des actifs. Alors qu’au début du XIXème siècle, un paysan nourrissait 4 personnes, aujourd’hui il en nourrit plus de 12. Cela n’a été possible que grâce à une démultiplication équivalente de la productivité du travail agricole qui a porté sur tous ses aspects : rotation des cultures, fumures, irrigation, sélection animale et végétale, mécanisation, protection des cultures et des animaux, travaux d’infrastructures agricoles, etc.

Oui, et tous ces bras ainsi libérés sont allés faire quoi ?

On touche là à l’une des conséquences les plus visibles socialement de l’amélioration continue de la productivité du travail. Elle change les métiers dans leur contenu et diminue le nombre de travailleurs nécessaires pour les tenir. Mais pour ne pas réduire les autres au chômage ou à l’inactivité, il faut que se créent en même temps de nouvelles activités et de nouveaux métiers.

Dans un premier temps, l’exode rural a permis d’apporter à l’industrie naissante la main d’œuvre dont elle avait besoin. Aujourd’hui, l’emploi industriel également diminue et ce sont les activités de service qui se développent. Mais, ce mouvement de substitution ne fonctionne pas sans générer des problèmes sociaux d’adaptation aux nouveaux processus de travail et, depuis de nombreuses années en France, un fort taux de chômage. Mais cette question relève d’une approche du travail entendu comme un collectif. Nous la traiterons mieux plus tard.

Revenons aux trois effets principaux de la technique à l’échelle d’une unité de travail et de ceux qui l’effectuent. Est-ce qu’ils sont maintenant clairs pour toi ?

Oui. Elle a un impact sur les conditions de travail, sur la qualité et la quantité de ce qui est produit. Et lorsque la productivité du travail s’accroît, les emplois dans leur nature et leur nombre changent

C’est bien cela.

J’ai présenté ces trois facteurs comme des effets, mais parce qu’ils sont bien connus et que le travail est intentionnel, ceux qui le conçoivent et l’organisent peuvent les convertir en objectifs. Or, ils ne sont pas indépendants entre eux. Si je veux améliorer la qualité, cela peut avoir des conséquences sur les conditions de travail et sur les quantités produites. Et il en est ainsi pour chacun d’eux vis-à-vis des autres. Toutefois, s’ils ne sont pas indépendants, ils ne sont pas non plus mécaniquement liés. Quand l’un s’accroît, l’autre ne diminue pas automatiquement. En fait il s’agit d’un équilibre à trouver en agissant sur de multiples leviers concrets. Cela, les syndicalistes et les conseillers en santé du travail le savent bien.

Mon expérience en la matière est assez réduite, mais j’ai nettement l’impression que c’est la quantité qui est recherchée dans les entreprises, éventuellement la qualité, mais que les conditions de travail sont la dernière roue du carrosse

Les enquêtes conduites depuis vingt ans confirment ton impression : les conditions de travail ont tendance à se dégrader en France et en Europe. On voit même émerger des préoccupations nouvelles de santé, autour des impacts psychiques du travail. Toutefois, tu parles des entreprises, mais c’est un phénomène plus général qui affecte aussi les associations et les administrations dont on pourrait penser qu’elles porteraient plus d’attention aux conditions de travail.

Comment peut-on expliquer cela ?

Expliquer, je n’en serais pas capable, mais présenter quelques raisons crédibles, oui. Je pense par exemple à l’orientation productiviste de notre civilisation, aux règles du jeu de l’économie dominante et au salariat qui l’accompagne. Mais procédons par étape, en examinant d’abord la dimension sociale du travail qui s’exprime aujourd’hui, pour le plus grand nombre de travailleurs, sous forme de relation salariale.

 

[1] Merci Charles pour l’intrigante illustration de couverture que tu m’avais à l’époque dessinée. Voir son site, en cliquant ici.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut