Manuel d'écologie du travail

Manuel d’écologie du travail – Subordination et hiérarchies au travail

Voici la troisième partie de ce Manuel d’écologie du travail [1] qui n'a jamais vu le jour.

Manuel d'écologie du travail

Subordination et hiérarchies au travail

 

Pourquoi fais-tu figurer le salariat parmi les raisons qui pèsent sur les conditions de travail ? Moi, je trouve au contraire que, s’il n’est pas précaire, c’est un statut qui nous protège

Il nous protège dans nos conditions d’emploi, mais beaucoup moins dans nos conditions de travail, y compris aujourd’hui. C’est de cela dont je veux parler maintenant.

Ce qui est au cœur de la relation salariale, c’est la subordination du salarié vis-à-vis de son employeur. Cette subordination, du fait des excès avec lesquels elle a été mise en œuvre par l’industrie naissante en France au XIXème siècle, a généré des problèmes de santé publique et des luttes sociales et politiques qui ont conduit à l’écriture progressive d’un Code du travail, chargé de réguler et pacifier cette relation. Mais le salariat n’est que la forme contemporaine d’un phénomène de subordination au travail beaucoup plus ancien.

Sur ce sujet, procédons avec méthode en commençant par nous étonner : qu’y a-t’il donc dans le travail qui rend possible voire favorise cette subordination ?

Tu as dit tout à l’heure que le travail est un nom collectif et qu’il est par nature décomposable et distribuable. C’est peut-être de là qu’il faut partir

Tout à fait, mais il faut ajouter auparavant à cela une troisième caractéristique essentielle du travail que je n’ai pas encore eu l’occasion de souligner : il est également dissociable. C’est une activité finalisée, tendue vers un but productif. C’est à la fois un processus et un résultat. Mais celui qui accomplit le processus n’est pas nécessairement l’utilisateur ou le propriétaire de ce résultat.

Cette dissociation a pu faire l’objet d’abus, mais il est heureux qu’elle existe, autrement dit que le produit du travail s’autonomise une fois réalisé, car sinon nous ne serions pas là pour en parler.

Comment cela ?

Nous serions chacun asservis à produire de quoi vivre. Il n’y aurait ni échange, ni partage. Aucune division du travail ne serait possible, et nous ne pourrions pas aider ceux qui ne peuvent pas travailler, les enfants ou les malades par exemple. C’en serait fini de notre espèce dont les rejetons ont la particularité d’être le plus longtemps dépendants.

Mais cette heureuse dissociabilité a rencontré un phénomène d’appropriation dont on ne connait pas l’origine. Le produit du travail ayant une vie indépendante, il peut ne pas appartenir à son producteur. Sur cette base très simple, les sociétés humaines ont fait preuve de beaucoup d’imagination dans leurs constructions économiques et sociales.

Il y a les « sociétés contre l’Etat » qu’a étudiées l’ethnologue Pierre Clastres, qui se sont organisées pour empêcher toute subordination. Les chefs n’avaient qu’un rôle d’organisateur et de représentant de leur tribu, mais aucun pouvoir coercitif. Celui-ci n’existait que lorsque les tribus étaient en guerre, et disparaissait lorsqu’elles étaient terminées.

Un autre ethnologue, Bronislaw Malinowski, a rendu compte des pratiques économiques des tribus mélanésiennes des îles Trobriand, un archipel situé au nord-est de la Papouasie Nouvelle-Guinée. Ces communautés pratiquaient l’agriculture et la pêche, ainsi que des travaux manuels tels que la sculpture sur bois, la confection de paniers ou d’ornements de coquillages. Elles obtenaient par échange avec d’autres îles les produits qui leur manquaient. Les règles de parenté et de mariage conduisaient à une redistribution complexe des produits du travail communautaire, au point qu’aucune famille ne consommait le fruit de son propre travail. Seul le chef pouvait accumuler des produits alimentaires et possédait ainsi, notamment par voie de tributs liés à sa polygamie, environ un tiers de la totalité de ces produits. En contrepartie de cette appropriation, il avait des obligations à l’égard de sa tribu, notamment d’organiser toutes les grandes affaires tribales, les travaux communautaires, les cérémonies ou les guerres, ce qui incluait la rétribution et l’alimentation de leurs exécutants ou participants.

C’est intéressant, mais en même temps c’est très loin de nos problèmes

Certes, mais je pense qu’aujourd’hui nous sommes confrontés à un manque d’imagination pour les résoudre car nous avons l’impression que notre façon de vivre est naturelle. Or, c’est faux. Elle est conventionnelle et nous avons beaucoup plus de marges de manœuvre que nous ne le pensons. Quand j’utilise des exemples tirés de l’histoire ou de l’ethnologie, ce n’est pas pour inviter à une quelconque régression sociale ou économique vers des temps révolus, ni par nostalgie, mais pour apprendre à relativiser. Tant que nous ne saurons pas distinguer dans le travail ce qui est anthropologique, propre à notre espèce, et ce qui est contingent et historique et peut donc être radicalement modifié, nous aurons du mal à nous orienter face aux menaces des temps présents.

Mais je ne disais pas ça pour t’interrompre. Tu réfléchis à ces questions depuis bien plus longtemps que moi, aussi je t’écoute

Mon dernier exemple est historique et c’est aussi une hypothèse. Dans certains foyers de naissance de l’agriculture, de grands travaux d’aménagements et de terrassements furent nécessaires, notamment pour réguler les apports en eau aux périodes favorables à l’exploitation agricole. Ce fut le cas en Egypte ou en Chine, notamment. Or pour ces travaux souvent immenses, hors de portée des seules familles ou de leurs villages, c’est tout un peuple qu’il fallait mobiliser. L’importante coordination des tâches et des efforts humains qu’ils appelaient a pu être un facteur de structuration ou de légitimation d’une monarchie et d’un Etat. Il fallait en effet un pouvoir politique suffisamment fort pour conduire et organiser ces travaux.

En tout cas, ce sont dans ces Etats que sont apparues les premières formes de subordination au travail sur lesquelles nous disposons de traces écrites. L’esclavage du peuple juif en Egypte et ses tourments sont largement documentés dans la Bible. Les historiens grecs et romains de l’antiquité en font également régulièrement état au sein de leurs peuples. C’est une pratique ancienne qui a duré jusqu’au XIXème siècle en Europe et en Amérique du Nord, et qui perdure encore aujourd’hui dans certains Etats, parfois de manière invisible socialement.

L’autre forme de subordination au travail la plus connue en Occident est le servage, apparu après la chute de l’Empire romain, comme forme spécifique de la féodalité, aboli en 1789 en France et à la fin du XIXème siècle en Russie.

Mais le salariat n’est pas une création récente, non plus. Il a existé dés la plus haute antiquité, en Egypte, à Athènes ou à Rome, sous des formes évidemment adaptées. Tu seras aussi peut-être étonné d’apprendre, comme je l’ai été, que les galériens Vénitiens du XIIème au XVIème siècle n’étaient pas des esclaves ou des forçats, mais des hommes libres qui s’engageaient sur la base de contrats et étaient rémunérés. C’était également le cas de tous les artisans qui travaillaient à l’Arsenal de Venise, à la fabrication des bateaux et de leurs équipements.

Effectivement, je l’ignorais. En revanche, je savais que la subordination au travail était un phénomène très ancien. Mais ces trois formes – esclavage, servage et salariat – sont-elles vraiment comparables ?

Dans les conditions d’emploi, absolument pas. S’agissant de l’esclavage, peut-on même parler d’emploi ? L’homme y devient un instrument sur lequel le propriétaire a des droits de jour comme de nuit, sur lui et sa descendance, et qu’il peut vendre. Le serf, lui, est attaché à une terre qui ne lui appartient pas et ne peut sortir de sa condition sans l’accord de son maître. Il doit à ce dernier un certain nombre de services, mais il dispose d’autonomie une fois qu’il les a rendus. Quant au salarié, n’étant pas propriétaire des moyens de production, il ne l’est pas non plus des résultats de son travail ; il dispose en contrepartie d’un salaire, et il n’est placé sous l’autorité de son employeur que pendant une durée contractuelle.

En revanche, ces trois formes sont beaucoup plus comparables qu’on ne le croit sous l’angle des conditions du travail.

Tu n’exagères pas un peu ?

Certes, plus les droits du serviteur sont importants et moindre est le risque de comportements méprisants ou destructeurs du maître. Mais sous l’angle de la subordination au travail, la situation créée est la même : il y a d’un coté celui qui dit à l’autre ce qu’il doit faire et de l’autre, celui qui agit sous ordre. C’est une situation inégale qui, dans le cas du salariat, est acceptée volontairement, alors que dans le servage et l’esclavage, elle est imposée. Cela peut évidemment changer la façon de la vivre, mais n’en bouleverse pas les termes.

La relation de subordination est structurellement dissymétrique. Aussi pose-t-elle nécessairement la question de la reconnaissance dans le travail. Mais pour être authentique, celle-ci ne saurait être que mutuelle.

Comment cela ?

Prenons une situation simple de face-à-face entre un chef et son subordonné à propos du travail que le premier a demandé au second de réaliser. Imaginons que cette réalisation n’ait pas été satisfaisante. Le premier dispose d’un double pouvoir, celui de dicter le travail et ses conditions, et celui de le juger. L’autre dispose de celui de faire. Ces deux acteurs peuvent donner deux issues différentes à leur relation : le rejet mutuel ou la réconciliation.

Dans le premier cas, tous deux s’enferment dans leurs bonnes raisons : le chef trouve que son subordonné a mal agi puisqu’il n’a pas atteint les résultats qu’il attendait de lui, et le deuxième que le chef a beau jeu de se préserver dans sa pureté alors qu’il n’agit pas et ne connaît pas les conditions effectives du travail. Aucune reconnaissance n’est possible : le dire de l’un s’oppose au faire de l’autre.

Quelle serait alors la figure de la réconciliation ? La recherche d’un accord entre le dire et le faire ne peut se réaliser que dans l’élément du langage. Ce qui est au cœur de cette relation, ce n’est pas seulement la domination comme on a souvent tendance à le penser. Une simple permutation des places ne changerait rien. Chaque fois que le faire et le dire sont portés par deux personnes distinctes, la question de la reconnaissance surgit. Elle ne peut se résoudre que dans un OUI réconciliateur. C’est le OUI par lequel le subordonné reconnaît qu’il a échoué au regard des résultats attendus de son action et présente ses raisons, et que le chef quitte le point de vue de l’exigence aveugle dans laquelle sa position l’autorise à rester pour écouter les raisons de l’autre et y répondre. C’est le OUI du dialogue et de l’écoute. Au lieu d’opposer celui qui commande de faire et celui qui a cherché à faire ce qu’on lui a demandé, il les rassemble. Chacun se confirme dans son identité et sa dignité par la reconnaissance de l’autre. C’est pour cela qu’elle peut être dite mutuelle.

Elle diffère de la reconnaissance clanique qui est celle que chacun peut obtenir auprès de ses pairs : le subordonné auprès de ses collègues et le chef auprès des siens.

Ce que tu dis me semble juste. Mais, à en croire les évènements que les médias rapportent, il arrive aussi que dans les entreprises les situations de travail deviennent si pathogènes  qu’elles poussent certains au suicide

Tu fais référence, j’imagine, aux affaires qui ont eu lieu dans de grandes entreprises françaises dans les années 2007-2010 et qui ont défrayé la chronique.

Quelques années auparavant, en 2002, le législateur avait introduit dans le Code du travail et dans le Code pénal une notion juridique nouvelle : le harcèlement moral. L’interdit en est ainsi rédigé :

« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

C’est sur la base de ce texte que ces affaires de suicide au travail ont conduit, quelques années plus tard, à des condamnations pénales. C’est heureusement une pratique très rare, mais elle montre à quels excès une subordination non régulée peut conduire.

Le plus surprenant toutefois, c’est que ce texte peut s’appliquer rétrospectivement à un évènement conté par la Bible qui aurait eu lieu trois mille ans plus tôt.

Quel est donc cet évènement ?

A cette époque, les Hébreux vivaient en Égypte où ils étaient réduits en esclavage. Moïse demanda au Pharaon d’accorder à son peuple une pause, le temps de célébrer une fête pour Dieu dans le désert. Au lieu de satisfaire sa requête, celui-ci se met en colère :

« Ce jour-là Pharaon commande les gardes-chiourme du peuple et ses chefs de corvée, disant : Ne continuez pas à donner de la paille au peuple pour fabriquer des briques, comme par le passé. Eux-mêmes ils iront, leur paille, ils la ramasseront. Mais le nombre de briques qu’ils faisaient hier et avant-hier, vous l’exigerez sans rien retrancher, parce que ce sont des vauriens, c’est pourquoi ils crient en disant : Laissez-nous partir, laissez-nous sacrifier à notre Dieu. Qu’elle pèse sur les hommes, la servitude, qu’ils travaillent, et qu’ils n’entendent plus des paroles de mensonge » (Exode 5, 6-10). Mais l’effort supplémentaire demandé était trop important et les esclaves juifs furent incapables de maintenir la production au même niveau que précédemment. Roués de coups par leurs gardiens, ils vinrent se plaindre auprès de Moïse et d’Aaron : « Que Yhwh vous voie et qu’il juge, vous avez fait puer notre odeur au nez de Pharaon et au nez de ses suivants, vous leur avez mis à la main l’épée qui va nous tuer » (Exode 5, 21).

Des agissements répétés sont bien décrits ici qui dégradaient les conditions de travail et portaient atteinte à la santé des esclaves juifs. Voilà un indice supplémentaire qui montre que la subordination au travail, quelles que soient ses formes historiques, peut conduire à des excès qui mettent entre parenthèses le but productif au profit de raisons extérieures perverses ou malignes.

Mais n’allons pas plus loin sur ce chemin, car ce sont des cas extrêmes. Ne quittons toutefois pas trop précipitamment ce thème du fonctionnement hiérarchique qui prévaut dans la plupart des organisations productives, car nous n’en avons pas épuisé les formes.

Parce qu’il en existe d’autres que la hiérarchie de commandement ?

Eh oui, beaucoup d’autres même. Michel Foucault disait que « vivre en société, c’est vivre de manière qu’il soit possible d’agir sur l’action les uns des autres. Une société sans relation de pouvoir ne peut être qu’une abstraction ». Mais les formes que peuvent prendre ces relations sont multiples et ne se résument pas au pouvoir d’un chef sur ses subordonnés. Une entreprise – j’inclus également dans cette catégorie les organisations publiques qui produisent des biens ou rendent des services –  est une communauté humaine dans laquelle on cherche à faire agir ses membres de la manière la plus adaptée possible à sa vocation. Mais comme le travail est divisé entre eux, avec des rôles et des compétences différentes, cela en fait un milieu social très différencié qui s’ouvre donc à de multiples jeux du pouvoir.

Tu peux me donner quelques exemples concrets pour que je sois sûr de comprendre ?

Je t’en donnerai deux qui sont bien documentés.

Michel Crozier a développé une analyse des organisations fondée sur l’idée que la conduite humaine est stratégique, c’est-à-dire orientée vers un objectif personnel prenant en compte les contraintes de la situation. Dans une entreprise, le pouvoir d’un individu est fonction de la zone d’incertitude qu’il sera capable de contrôler face à ses partenaires et qui est pertinente pour eux, c’est-à-dire qui les affecte dans leur capacité à poursuivre leurs objectifs propres. Il a ainsi mis en évidence dans une étude qu’il a réalisée dans une manufacture des tabacs, un monopole d’Etat, le pouvoir de l’« expert » détenu par les équipes de maintenance. Celles-ci en effet étaient les seules à pouvoir résoudre le véritable problème vécu dans les ateliers, à savoir celui des pannes de machine. Ils exerçaient de ce fait sur les ouvriers, qui avaient intérêt à se les concilier, un pouvoir plus fort que les contremaîtres. Sur le même modèle, Crozier a mis en évidence d’autres pouvoirs, comme celui du « marginal sécant », qui a un pied en dedans et un pied en dehors de l’organisation, ce qui est le cas par exemple des commerciaux ou encore celui de l’« aiguilleur » qui produit ou transmet des informations comme le font des comptables. C’est aussi le cas de ceux que l’organisation place dans une position qui leur permet de réguler et donc éventuellement bloquer des flux de biens ou de services : les contrôleurs dans la navigation aérienne, les conducteurs de train ou les dockers dans un port.

Oui, je vois bien de quoi il s’agit. Mais tu avais un deuxième exemple ?

Le voici. Alors que nos sociétés répètent à l’envie qu’« il n’y a pas de sot métier », on peut constater que cela n’empêche pas des jugements de valeur portés sur eux en les hiérarchisant. Le médecin à l’hôpital est plus écouté que l’agent d’entretien, le pilote qu’un agent de piste, le patron qu’un ouvrier, etc. C’est un phénomène rendu possible par la division du travail car celle-ci ne cesse d’apporter des distinctions entre les hommes. Aussi en trouve-t-on la trace historique dans de nombreuses sociétés.

On a ainsi découvert en Egypte ancienne des « satires des métiers ». Ce sont des textes conçus par des scribes pour servir d’exercice à leurs jeunes élèves et qui avaient en même temps pour but de les convaincre de rester studieux et attentifs, en leur faisant mesurer la chance qu’ils avaient de pouvoir devenir scribes. Ils y dénonçaient par contraste les mauvaises conditions de vie et de travail de toutes les autres professions : forgeron, charpentier, tisserand, cordonnier, etc. Au Moyen-Âge dans l’Europe chrétienne il existait une liste des métiers vils et des métiers nobles. En Inde, la hiérarchie des castes a été établie sur la base de la « pureté » des activités, plaçant en haut les prêtres (brahmanes) et en bas les serviteurs ou gens de peu (shudras), les « intouchables » (vidangeurs, travailleurs du cuir, bouchers…) étant eux rejetés aux franges de la société. Tout se passe donc comme si l’on rapportait la qualité de la personne à celle de son activité productive et réciproquement.

Dans les entreprises, cette hiérarchie des valeurs se manifeste évidemment dans l’échelle des rémunérations. C’est probablement aussi elle qui agit en arrière-fond sur l’inégalité entre les hommes et les femmes. Les métiers du soin par exemple qu’elles assurent beaucoup plus fréquemment que les hommes, bénéficient de salaires et de conditions de travail moins favorables que les métiers plus fréquemment masculins dans leur exercice.

Mais nous avons passé pas mal de temps à parler de la dimension sociale du travail. Or ce n’est qu’une des deux dimensions qui le caractérisent. Peut-être faudrait-il maintenant passer à son autre registre, celui où il est un  rapport avec la nature.

 

[1] Merci Charles pour l’intrigante illustration de couverture que tu m’avais à l’époque dessinée. Voir son site, en cliquant ici.

Manuel d'écologie du travail

Manuel d’écologie du travail – La technicité du travail

Voici la deuxième partie du Manuel d’écologie du travail [1]

Manuel d'écologie du travail

La technicité du travail

 

Pourquoi dis-tu que le travail n’est qu’humain ? Ne dit-on pas aussi que les abeilles ou les machines travaillent ?

Au diable l’avarice, tu pourrais même ajouter Dieu à ta liste. N’est-ce pas ce qu’il aurait fait en créant la terre, le ciel et tous les vivants qui les habitent ?

Cela confirme que c’est un mot d’une grande plasticité qui se prête à de multiples usages, plus ou moins métaphoriques. Loin de moi de bannir cette polysémie qui est une richesse de la langue et de ses jeux. Mais si l’on veut se comprendre, dans une recherche sur ce qu’est le travail et ce qu’il peut ou devrait devenir, alors il faut préciser les sens dans lesquels on l’emploie et faire le tri parmi toutes ses acceptions possibles. Déjà nous l’avons distingué comme collectif ou singulatif. Continuons dans cette voie.

D’abord, est-ce que les abeilles travaillent ? Il existe chez elles une division des tâches très claire entre les ouvrières et les soldats. En outre, on voit ces ouvrières, toujours au turbin, dans les forêts, les champs ou les prés, en train de butiner pour pouvoir rapporter à la ruche du miel. Il existe même un langage qui leur permet de communiquer entre elles pour se dire où sont les lieux de collecte. La ressemblance avec ce que nous faisons est donc grande, même troublante. Mais pour que cela soit un travail pleinement comparable au nôtre, il y manque au moins une chose fondamentale : depuis que les abeilles sont abeilles, elles n’ont jamais procédé différemment qu’aujourd’hui pour produire du miel. Notre travail, lui, est toujours technique et nous n’avons jamais cessé de le faire évoluer grâce à cela, à un rythme plus ou moins rapide : maîtrise du feu, invention de la céramique, du tissage, de l’écriture, de la roue… jusqu’aux centrales nucléaires ou les ordinateurs d’aujourd’hui.

Et les machines alors ?

Comme les travailleurs, elles produisent. Elles ont même des capacités que nous n’avons pas. Nous ne savons pas voler, ni produire des glaces sans elles. Mais produire n’est pas travailler. D’abord, contrairement aux abeilles, c’est grâce à nous qu’elles existent. Ce sont nos enfants matériels, conçus et construits par nous et notre intelligence collective. Mais cela ne suffit pas à distinguer leur activité productive de la nôtre. Il existe deux différences fondamentales : la première, c’est que lorsque nous travaillons, nous avons conscience de ce que nous faisons et de la raison pour laquelle nous le faisons, même lorsque nous ne sommes pas d’accord pour le faire. La deuxième, c’est que nous restons libres, même dans la contrainte, et pouvons refuser de travailler, ce qu’une machine ne fera pas, ou si elle le fait, on appellera cela, tout simplement, une panne.

Et Dieu ? C’est lui qui nous a créés, comme nous avons créé des machines ; il est conscient de ce qu’il fait et il était parfaitement libre de ne rien faire. Quant à la technique…

Eh bien, c’est là la grande différence avec nous. Quand, dans la Genèse, Dieu dit « que la lumière soit » et que la lumière fut, il fait là quelque chose d’extraordinaire, qui ne ressemble absolument pas à notre travail. Nous sommes bien plus besogneux et terrien que cela. Nous sommes incapables de créer, seulement par la parole. Il nous faut une équipe, des savoirs accumulés, des outils, des efforts, de la patience… Notre travail est aux antipodes de l’acte créateur divin. Quel homme peut dire : « que le téléphone portable soit » et qu’il sorte du néant pour arriver dans sa main ? Non, on ne saurait comparer le travail de Dieu au nôtre, même si on peut en rêver.

Au fond, si je te comprends bien, l’expression « travail humain » est un pléonasme. L’argument de la technique d’ailleurs dans les trois cas aurait suffit à le montrer. Mais est-ce que tu veux dire que travail et technique, c’est la même chose ?

Non, ce ne sont pas des synonymes. L’un est l’attribut nécessaire de l’autre. Notre travail est technique, c’est sa qualité et ce qui fait sa spécificité ; et il l’est toujours, même quand nous n’utilisons ni outil, ni machine alors que la technique est, elle, une production intellectuelle matérialisée, externalisée.

Pourquoi est-ce que je dis que le travail est technique ? Parce que fondamentalement, c’est une résolution de problème, c'est-à-dire qu’il mobilise nécessairement notre corps et  notre intelligence. Le monde matériel n’a jamais cessé de nous provoquer et de mettre des obstacles à nos intentions ou nos projets, et à chaque fois, nous cherchons à y répondre comme à un défi, avec intelligence.

Regarde combien les enfants peuvent déjà déployer d’astuces dans leurs jeux, pour progresser et faire mieux à chaque fois. C’est cette même disposition pratique qu’ils pourront mettre en œuvre dans le travail plus tard, s’ils le veulent.

Nous n’avons pas besoin d’outils pour travailler, parce que notre corps lui-même –notamment notre main – en est déjà un. Par exemple, quand à une fontaine, tu mets tes mains en forme de bol, pour recueillir son eau, ou lorsque tu fais la courte échelle à un ami pour qu’il puisse attraper des cerises à un arbre dont les branches sont trop hautes, n’utilises-tu pas des outils de chair ?

Oui, mais cela reste très limité

Certes, on peut faire beaucoup mieux et beaucoup plus avec des supplétifs. Mais il ne faut jamais oublier que notre corps est notre premier outil, que nous sommes outils. Et malheureusement, dans beaucoup de métiers ou d’activités professionnelles, même encore aujourd’hui il est mis à rude épreuve. Je me rappelle de ce que tu m’as dit de ton travail de plongeur et de l’état de fatigue dans lequel tu étais en fin de journée.

Taylor, un ingénieur américain, a mis au point au début du XXème siècle une méthode de décomposition du travail pour l’optimiser. Les activités sur lesquelles il l’a mise en pratique n’étaient que des activités manuelles : porter des gueuses de fonte, contrôler des billes pour roulements de bicyclettes ou terrasser à la brouette… C’est l’effort des corps qui devait ainsi assurer des gains de productivité dont il proposait le partage des fruits entre ceux qui les avaient consentis et leur patron. Mais même en recrutant et formant les meilleurs à ces méthodes, les gains restaient modestes, comparés à ce qu’apporte une innovation technique.

Les capacités humaines varient peu d’un individu à un autre. Un psychologue américain, David Wechsler, a calculé qu’elles se maintenaient dans une fourchette d’environ 1 à 2, selon le type d’activité examinée. Et dans la durée – travailler, ce n’est pas courir un 100 m une seule fois dans la journée –, il est probable que l’écart est encore moindre. En revanche, avec l’aide d’outils ou encore plus avec des machines, la puissance de l’homme se trouve démultipliée.

Pour se donner un ordre de grandeur de cette démultiplication, on peut utiliser l’échelle des puissances des « machines » productrices d’énergie. La puissance motrice d’un homme est en moyenne inférieure à 100 watt. On évalue celle d’un cheval à un peu plus de 700 watt, celle d’une turbine à gaz de 10 à 100 millions de watt. Avec un réacteur nucléaire, on atteint un milliard de watt. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les hommes, lorsqu’ils domestiquent ces énergies, ne jouent plus dans la même catégorie de puissance que leurs congénères qui ne les maîtrisaient pas.

Taylor, le promoteur des méthodes de « rationalisation scientifique » du travail, le savait très bien lui-même. Alors qu’il obtenait avec ces méthodes des gains de productivité, assis sur la force humaine, qu’il évaluait à quelques dizaines de pourcent, il était aussi l’inventeur des aciers à coupe rapide qui ont permis à son époque le doublement voire le triplement des capacités de production des machines-outils.

Mais alors pourquoi demander à l’homme des efforts alors que la technique pourrait nous en affranchir ?

C’est une question essentielle, mais à laquelle je ne peux pas répondre pour le moment. Garde-la en tête, nous y reviendrons. Toutefois, pour préparer cette discussion, je te propose qu’on examine les trois effets principaux que génère la technique lorsqu’elle est mise en œuvre au sein de la division intérieure du travail : sur le résultat du travail, en qualité et en quantité, et sur son exercice, c'est- à- dire les conditions de travail.

Commençons par les conditions de travail comme ta question nous y invite. Il semble à beaucoup que l’évolution technique aille plutôt dans le sens d’une amélioration de l’agrément des usagers et d’une détérioration de celui des travailleurs. Mais ce n’est pas si simple. En fait, l’innovation dans les techniques de production reconfigure l’organisation du travail et l’interface homme – machine. Elle peut résoudre des problèmes à un endroit, par exemple en allégeant un travail physiquement éprouvant, mais en faire apparaître de nouveaux en amont ou en aval, au moment de l’entrée ou de la reprise du processus par des travailleurs. Elle crée aussi de nouvelles fonctions de surveillance et de gestion des aléas mécaniques.

Néanmoins, il existe de très nombreux exemples que l’on peut tirer de l’histoire, d’amélioration des conditions de travail grâce à la technique. Le plus emblématique que je connaisse est tiré de l’exploitation minière. La mine est en effet un milieu artificiel et hostile à la vie humaine. Elle s’est néanmoins imposée comme un lieu de travail nécessaire pour approvisionner les métiers du fer. Mais pour pouvoir y travailler, donc y vivre, il faut résoudre un grand nombre de problèmes : d’aération, d’éclairage, de pompage des eaux, de transport des roches et des minerais, etc. L’art de la mine suppose notamment de recréer sous terre des conditions de vie et de travail se rapprochant de celles de la surface. Mais ces dernières sont restées longtemps très éprouvantes et souvent mortelles, car le niveau technique ne permettait pas de créer un milieu de vie et de travail satisfaisant. Il a fallu attendre la fin du Moyen- Âge pour que l’exploitation minière franchisse un seuil d’acceptabilité humaine. Au XVème siècle, les progrès du pompage d’air sain et de l’exhaure, c’est-à-dire de l’aspiration et de l’évacuation de l’eau, atteignirent un niveau de sécurité satisfaisant. Le métier de mineur, qui jusqu’alors était confié à des esclaves ou des condamnés, devint attractif. Des ouvriers allemands se taillèrent même une flatteuse réputation : on s’arrachait leurs équipes, itinérantes de mine en mine.

En fait, un milieu de travail, sauf à se passer d’hommes, doit être aussi un milieu de vie

Exactement, et la technique peut puissamment y contribuer. Mais poursuivons notre examen.

Elle a aussi un effet sur la qualité de ce qui est produit. Les deux grands types qu’on distingue aujourd’hui correspondent aux deux grands processus de production. Dans la qualité artisanale, la technicité appartient à l’artisan. C’est lui qui avec ses outils et éventuellement l’appui de machines (un four pour le céramiste, un foyer pour le forgeron…) va donner sa forme à l’objet. Même s’il reproduit plusieurs fois le même, chacun d’entre eux sera reconnaissable par un œil averti. La qualité industrielle est, elle, une création spécifique de l’ère industrielle. Elle se caractérise par une absence d’auteur individuel. La technicité n’appartient pas au travailleur, mais au réseau technique. C’est lui qui va permettre la production d’objets similaires, produits en grand nombre. Mais même lorsque la production n’est faite qu’à l’unité (un paquebot, une navette spatiale…), ce type de qualité se retrouvera dans toutes les composantes de l’ensemble technique.

On considère habituellement que la qualité artisanale est supérieure à la qualité industrielle. Mais c’est loin d’être toujours vrai. En effet, l’industrie, en s’appuyant sur des connaissances scientifiques amples et des techniques fines qui les mettent en œuvre, a permis de résoudre des problèmes techniques qui ne pouvaient être résolus auparavant. C’est ainsi, pour poursuivre sur l’exemple des mines, que le problème de l’épuisement des eaux a pu être résolu à grande échelle à partir du XIXème siècle grâce à des pompes élévatoires refoulantes. La pompe était connue depuis au moins le IIème siècle avant l'ère commune. Mais en revanche, il a fallu attendre l’ère industrielle pour que l’on sache réaliser des tuyaux pouvant résister à de hautes pressions et usiner des corps de pompe assez précis pour travailler efficacement à haute pression.

Mais c’est évidemment son effet quantitatif qui est le plus connu.

Tu m’en as donné un avant-goût avec les différences de puissance mécanique entre l’homme, le cheval et les moteurs thermiques

Oui, c’est d’ailleurs le fond de l’affaire. La croissance des deux cents dernières années doit, je pense, beaucoup à l’intégration progressive des énergies matérielles fossiles, domestiquées, dans tous les processus productifs, même si ce n’est évidemment pas la seule cause.

La productivité du travail est le rapport entre la quantité produite d’un bien ou d’un service et le temps nécessaire pour le réaliser. Elle évolue en raison directe de la technicité du travail. Celle-ci ne se réduit pas aux outils et aux machines, mais est le résultat de l’organisation et de la conception du travail qui les intègrent. L’homme reste aux manettes, mais du fait des extraordinaires progrès techniques accomplis dans de nombreuses activités, il n’est pas besoin d’en mobiliser autant.

L’exemple le plus impressionnant en la matière est fourni par l’agriculture. Depuis son invention, il y a dix mille ans environ, elle occupait, pour nourrir les populations locales, plus des trois quarts de ses habitants en état de travailler. En France, à partir de la révolution de 1789, le nombre d’agriculteurs n’a cessé de diminuer et ils représentent aujourd’hui moins de dix pour cent des actifs. Alors qu’au début du XIXème siècle, un paysan nourrissait 4 personnes, aujourd’hui il en nourrit plus de 12. Cela n’a été possible que grâce à une démultiplication équivalente de la productivité du travail agricole qui a porté sur tous ses aspects : rotation des cultures, fumures, irrigation, sélection animale et végétale, mécanisation, protection des cultures et des animaux, travaux d’infrastructures agricoles, etc.

Oui, et tous ces bras ainsi libérés sont allés faire quoi ?

On touche là à l’une des conséquences les plus visibles socialement de l’amélioration continue de la productivité du travail. Elle change les métiers dans leur contenu et diminue le nombre de travailleurs nécessaires pour les tenir. Mais pour ne pas réduire les autres au chômage ou à l’inactivité, il faut que se créent en même temps de nouvelles activités et de nouveaux métiers.

Dans un premier temps, l’exode rural a permis d’apporter à l’industrie naissante la main d’œuvre dont elle avait besoin. Aujourd’hui, l’emploi industriel également diminue et ce sont les activités de service qui se développent. Mais, ce mouvement de substitution ne fonctionne pas sans générer des problèmes sociaux d’adaptation aux nouveaux processus de travail et, depuis de nombreuses années en France, un fort taux de chômage. Mais cette question relève d’une approche du travail entendu comme un collectif. Nous la traiterons mieux plus tard.

Revenons aux trois effets principaux de la technique à l’échelle d’une unité de travail et de ceux qui l’effectuent. Est-ce qu’ils sont maintenant clairs pour toi ?

Oui. Elle a un impact sur les conditions de travail, sur la qualité et la quantité de ce qui est produit. Et lorsque la productivité du travail s’accroît, les emplois dans leur nature et leur nombre changent

C’est bien cela.

J’ai présenté ces trois facteurs comme des effets, mais parce qu’ils sont bien connus et que le travail est intentionnel, ceux qui le conçoivent et l’organisent peuvent les convertir en objectifs. Or, ils ne sont pas indépendants entre eux. Si je veux améliorer la qualité, cela peut avoir des conséquences sur les conditions de travail et sur les quantités produites. Et il en est ainsi pour chacun d’eux vis-à-vis des autres. Toutefois, s’ils ne sont pas indépendants, ils ne sont pas non plus mécaniquement liés. Quand l’un s’accroît, l’autre ne diminue pas automatiquement. En fait il s’agit d’un équilibre à trouver en agissant sur de multiples leviers concrets. Cela, les syndicalistes et les conseillers en santé du travail le savent bien.

Mon expérience en la matière est assez réduite, mais j’ai nettement l’impression que c’est la quantité qui est recherchée dans les entreprises, éventuellement la qualité, mais que les conditions de travail sont la dernière roue du carrosse

Les enquêtes conduites depuis vingt ans confirment ton impression : les conditions de travail ont tendance à se dégrader en France et en Europe. On voit même émerger des préoccupations nouvelles de santé, autour des impacts psychiques du travail. Toutefois, tu parles des entreprises, mais c’est un phénomène plus général qui affecte aussi les associations et les administrations dont on pourrait penser qu’elles porteraient plus d’attention aux conditions de travail.

Comment peut-on expliquer cela ?

Expliquer, je n’en serais pas capable, mais présenter quelques raisons crédibles, oui. Je pense par exemple à l’orientation productiviste de notre civilisation, aux règles du jeu de l’économie dominante et au salariat qui l’accompagne. Mais procédons par étape, en examinant d’abord la dimension sociale du travail qui s’exprime aujourd’hui, pour le plus grand nombre de travailleurs, sous forme de relation salariale.

 

[1] Merci Charles pour l’intrigante illustration de couverture que tu m’avais à l’époque dessinée. Voir son site, en cliquant ici.

Manuel d'écologie du travail

Manuel d’écologie du travail – C’est quoi ce travail !

J’ai rédigé ce Manuel d’écologie du travail [1] en 2017. Je l’avais à l’époque envoyé à quelques éditeurs, sans succès, et l’avais mis de côté, puis oublié. Je l’ai redécouvert cet été presque par hasard.

L’ayant relu et corrigé à la marge, j’ai décidé de le mettre en ligne sur mon bloc-notes. Avec les commentaires de lecteurs, ou leur absence, peut-être saurais-je mieux quoi en penser ?

Je le publierai en six livraisons, correspondant chacune à une de ses parties que voici :

  • C’est quoi ce travail !
  • La technicité du travail
  • Subordination et hiérarchies au travail
  • La nature escamotée du travail
  • L’hydre productiviste
  • Pour une civilisation de la nature habitée

 Vous pouvez laisser, à la fin du texte, un commentaire, un avis, une suggestion… N’hésitez pas !

C’est quoi ce travail !

Dis donc, je viens d’apprendre que le mot « travail » venait du bas-latin « tripalium » et que c’était le nom donné au Moyen-Âge à un instrument de torture…

Oui, c’est l’étymologie la plus communément reprise, mais elle est douteuse. L’instrument existe bel et bien, et son nom aussi. Il servait à attacher les hommes que l’on soumettait à la question. En revanche, rien ne permet d’établir le passage de ce mot au verbe de l’ancien français « travaillier », à partir duquel a été formé « travail ». Il supposerait des dérivés intermédiaires qui ne sont pas attestés. En fait, d’autres hypothèses sont formulées par les linguistes. Certains le font remonter au latin « trabs » qui signifie « poutre » et a donné « entraver », d’autres à une racine consonantique indo-européenne R-B/V que l’on retrouve par exemple en allemand (aRBeit), en espagnol (tRaBajo), en russe (RaBot) ou en français (tRaVail).

Alors que les experts laissent ouvertes plusieurs possibilités, la voix populaire n’en retient qu’une. Ce succès nous renseigne plus sur la conception doloriste du travail qui prévaut dans nos sociétés que sur l’origine du mot.

Aussi, je te propose de laisser de côté cette étymologie hypothétique. Indépendamment d’elle, comment le définirais-tu ?

Eh bien, je dirais que le travail, c’est ce qu’on fait pour gagner de l’argent

Voilà une bonne entrée en matière, car elle élimine d’un coup beaucoup d’activités humaines. Cet été, par exemple, quand tu as marché pendant un mois sur des chemins de grande randonnée, tu n’as fait qu’en dépenser. Le travail, ce serait donc cette activité particulière qui nous permet d’obtenir de l’argent, ce qui la différencie de toutes celles qui nous font en utiliser.

Effectivement, ce que les gens aujourd’hui cherchent à obtenir en travaillant, c’est de l’argent. Mais ce n’est qu’un moyen, même si c’est un moyen de luxe, car avec lui on a l’impression qu’on peut tout avoir. Et c’est assez vrai d’ailleurs : on peut s’acheter un croissant, aller au cinéma, inviter des amis au restaurant, visiter le Machu Pichu, ne rien faire… Mais si l’argent n’est qu’un moyen, ce n’est pas pour lui qu’on travaille. A quoi servirait en effet d’échanger un moyen – le travail – contre un autre – l’argent ? Sauf avarice et cupidité, si on travaille, ce n’est pas pour lui, mais pour le pouvoir qu’il nous donne, pour ce qu’il rend possible, à savoir notre vie, telle qu’on a envie de la vivre.

Si tu veux dire que si on travaille, c’est pour vivre, et si possible bien vivre, je suis d’accord avec toi, sauf qu’il y a des gens qui vivent bien sans travailler

C’est tout à fait vrai. C’est ce que montre l’économiste Piketty dans Le capital au XXIème siècle : en Europe et en Amérique du nord, la frange la plus riche de la population gagne toujours beaucoup plus d’argent avec son argent qu’avec son travail. Ils peuvent tout à fait vivre bien mieux que quiconque et cela uniquement par leur capital. Mais comment l’argent peut-il produire de l’argent ? Semer des pièces de monnaie ou des billets de banque n’en fera pas retrouver plus qu’il n’y en a eu de semé.

Évidemment. Ce n’est pas dans la terre qu’il faut l’enfouir, mais le déposer dans une banque, sur un compte bien rémunéré

En fait, l’argent ne produit rien de lui-même. Pour en retrouver plus qu’au départ, il y faut deux conditions. La première, c’est de ne pas en avoir besoin pour vivre. Sinon, en effet, tu le consommes et n’en disposes plus. La seconde, c’est qu’il existe des gens qui en aient besoin et s’engagent, contre l’usage qu’ils vont en faire, à t’en redonner plus que tu leur en as confié. Cette dernière condition en suppose toutefois une autre à laquelle nous ne pensons plus, car elle est devenue en quelque sorte « naturelle ». C’est que la société considère comme licite le fait que l’argent produise de l’argent. Cela n’a pas toujours été le cas, même en Europe. Au Moyen-Âge, par exemple, l’usure était condamnée par l’Église au motif que le temps, nécessaire pour faire fructifier les intérêts, appartient à Dieu et non pas aux hommes. Mais l’esprit public a beaucoup changé et cette condamnation n’est plus de mise.

Il faut donc faire travailler son argent pour en avoir plus après qu’avant

Exactement, et il existe de multiples manières de le faire. Toutefois, elles se ramènent toutes à quelques grandes types : soit tu le prêtes avec intérêt, soit tu l’investis dans une entreprise et recueilles une part de son bénéfice, soit enfin, tu acquiers grâce à lui des biens, notamment immobiliers, que tu loues. Mais les utilisateurs de ton argent n’en ont pas eux-mêmes suffisamment, sinon ils ne t’en demanderaient pas. Ce serait en effet absurde d’échanger de l’argent contre de l’argent. Il faut qu’ils trouvent ailleurs et autrement de quoi verser le surplus attendu par les détenteurs du capital. Ils ne peuvent le trouver que dans leur travail ou dans celui des autres. Faire travailler son argent, c’est finalement faire travailler tout court.

Mais revenons à notre sujet. Nous avons dit pour quoi nous travaillons : pour vivre et bien vivre, grâce à tout ce que l’argent permet d’avoir. C’est en cela que le travail est une nécessité. Mais cela ne dit rien de ce que nous faisons lorsque nous travaillons. Qu’est-ce nous pourrions en dire ?

J’avoue qu’il y a tellement de métiers où l’on fait des choses si différentes, que je ne vois pas trop ce qu’ils ont en commun

Ça ne m’étonne pas. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir du XVIIIème siècle qu’on s’est mis à désigner d’un même mot des activités aussi différentes que l’agriculture, la métallurgie, le transport, le commerce, la médecine ou l’hôtellerie. Ce qui fait l’unité de toutes ces activités, ce n’est pas ce qu’on y fait, c’est la destination de ce qu’elles produisent.

Je ne comprends pas

En fait, le travail est devenu le terme générique utilisé pour toutes les activités productrices de biens ou de services, mais à la condition que ceux-ci fassent l’objet d’une circulation monétaire, directe ou indirecte. Il existe deux cas de figures. Celui des entreprises qui produisent ou commercialisent des biens ou services, et celui des organisations publiques. Dans le premier cas, c’est la vente sur un marché qui fournit directement les ressources pour payer les salaires, dans l’autre c’est la puissance publique qui les apporte, à partir des impôts qu’elle aura collectés.

Oui, mais alors, s’il n’y a pas de circulation monétaire, il n’y a pas de travail

C’est la conséquence logique qu’en a tiré la Comptabilité nationale. Elle n’enregistre pas, pour cette raison, l’apport économique du travail domestique, ni du travail bénévole qui peut être réalisé dans les mouvements associatifs. Cela montre que la définition contemporaine du travail conduit à la fois à désigner d’un même mot un très grand nombre d’activités productives différentes et à en oblitérer d’autres. Cette oblitération n’a pas qu’une conséquence économique, mais aussi symbolique puisqu’elle dévalorise, au sens propre et figuré, toute activité n’entrant pas dans le champ des échanges, même si son utilité sociale est manifeste.

Mais comment pourrait-on le définir si l’on ne veut pas de cette conséquence ?

En fait, le travail tel qu’on le désigne et le voit aujourd’hui est une construction sociale récente au regard de la vie de l’homme. Or, depuis l’origine, notre espèce pour subsister et se développer, a dû travailler, même si le mot pour le dire est récent. C’est ce sens originaire, anthropologique, qu’il faut retrouver pour mieux comprendre ce qu’on en a fait. Cela oblige d’abord à en distinguer deux types. Le premier, je l’appellerai le travail naturant. Il consiste à tirer de la nature qui nous environne les éléments matériels qui nous permettent de vivre : de quoi manger, nous vêtir, nous loger, fabriquer des outils, etc. Mais aussi, il faut y classer tous les travaux de transformation de cette matière par lesquels nous lui donnons les formes qui nous conviennent. Il est naturant car il nous permet de construire nos propres conditions matérielles de vie, en forte autonomie vis-à-vis de notre milieu naturel. C’est grâce à cette capacité productive, ingénieuse, que nous n’avons pas eu besoin, contrairement à toutes les autres espèces vivantes, de mutation pour occuper de nouvelles niches écologiques : nous pouvons vivre sous les tropiques, dans le désert, au pôle nord. Nous avons même pu aller sur la lune et en revenir.

Mais quel est donc le deuxième type ?

C’est le travail socialisant, c’est-à-dire celui que nous faisons non pas en exploitant la nature et la transformant, mais en nous occupant du bien-être des autres. Le travail domestique, dont on a parlé tout à l’heure, en est un exemple emblématique. Il est aussi ancien que la chasse ou la cueillette, mais on ne parle guère de lui comme travail. Peut-être parce que ce sont les femmes qui l’ont le plus souvent assuré ? Si l’on veut distinguer proprement les activités qui sont les nôtres, il faut réserver le mot travail aux activités sociales, c’est-à-dire celles que l’on ne fait pas que pour soi. Prenons un exemple simple : si je coiffe ma fille, je travaille, mais pas si je me coiffe car alors, je ne m’occupe que de moi. Le travail domestique, c’est celui que j’assure pour ceux qui me sont chers, ma famille, ma tribu ou mes amis… Ce travail, il est consubstantiel à notre espèce, car il a fallu, dés l’origine, que, dans les groupes humains, certains s’occupent des bébés et des enfants pour leur soin et leur éducation. Il est socialisant, car c’est à travers lui que transite une grande partie de la socialisation des hommes.

En fait, ce travail socialisant, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui les services ?

Oui. Sauf qu’il les englobe et les dépasse, puisque le travail bénévole et le travail domestique en font partie. Avec le sens actuel du mot travail, exactement la même activité peut être considérée dans certains cas comme travail, et dans d’autres non. Par exemple, si je me fais transporter à la gare par un taxi ou si c’est un ami qui m’emmène, dans un cas il y a échange économique et donc travail, dans l’autre pas. De même si je garde ma fille à la maison, je ne travaille pas, mais si je paie une baby-sitter, celle-ci travaille. Ma conviction intime c’est qu’en imposant l’échange monétaire comme pierre de touche du travail, on se crée un handicap pour le comprendre et comprendre  les faits sociaux et écologiques qui lui sont associés. Mais nous verrons cela plus tard.

Donc le travail, c’est faire ou produire ce qui nous permet de vivre et, si possible, bien vivre ensemble. Gagner de l’argent est seulement la forme dominante qu’il prend aujourd’hui

Oui. Acquérir de l’argent est en effet le but qu’on poursuit quand on cherche du travail et quand on l’exécute. Cela masque, sans pour autant les avoir supprimées, les formes de travail qui relèvent du partage et non pas de l’échange.

En fait, nos sociétés complexes nous font perdre de vue le fondement des choses. Pour saisir le travail dans sa nature première, il faut l’imaginer à la hauteur d’une petite communauté dans laquelle il n’y a pas d’échange économique interne. Prenons le cas d’une famille paysanne du début du XXème siècle. Certains de ses membres – souvent les hommes, mais pas toujours – vont s’occuper des travaux des champs et des bêtes, de l’entretien et des réparations pendant que d’autres s’occuperont de la basse-cour, du ménage, de la cuisine ou d’aller sur le marché vendre des légumes ou des œufs et rapporter ainsi l’argent qui permet d’acheter ce que la ferme ne produit pas.

Effectivement, mais cette époque est révolue

Bien sûr. Mais c’est un exemple simple qui permet de prendre conscience de deux choses. La première, c’est qu’il n’y a pas que l’échange de biens et de services sur un marché qui permette d’organiser une société. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans toutes les entreprises : il n’y a pas non plus d’échange économique en leur sein, mais seulement une organisation du travail ; la deuxième, c’est que le même mot « travail » sert à désigner deux échelles de réalité différentes. Mais pour que tu comprennes ce que je vais dire, il faut que j’introduise deux notions linguistiques importantes, mais peu connues.

Dans les langues, il y a deux manières de passer de l’unité à l’ensemble. Dans la première, on part du un pour aller vers le tout ; dans la seconde on parcourt le chemin inverse. La seule que nous connaissions en français est la première. Elle consiste à ajouter un signe de pluriel à un singulier : une table, des tables. Mais il existe des langues qui utilisent le second mouvement, qui va de l’ensemble (on l’appelle alors un collectif) à l’unité, qu’on appelle un singulatif. C’est le cas du breton qui singularise un collectif en lui ajoutant le suffixe –enn. Cela permet de passer par exemple du bois (gwez) à l’arbre (gwezenn). S’effectue ainsi l’opération inverse qui est la nôtre de passage du singulier au pluriel par ajout du suffixe –s. Le même mouvement existe en anglais, avec  « furniture » qui est un collectif (le mobilier) et « a piece of furniture » (un meuble), un singulatif.

Comprends-tu cette distinction ?

Oui, mais pas où tu veux en venir

Eh bien, le mot travail en français est le même pour désigner un singulatif et un collectif, d’où un grand nombre de confusion dans les échanges à son sujet. Par exemple, quand tu me parlais hier de ton travail de plongeur dans un hôtel-restaurant quatre étoiles, ce travail là, le tien, était un singulatif, mais lorsque l’on parle de division du travail, alors le travail dont il est question est un collectif. En effet, diviser le travail c’est supposer un ensemble que l’on peut décomposer. Il faut alors se poser la question de la communauté d’exercice de ce travail. Dans l’exemple de la ferme, parler de division du travail c’est faire référence à un travail global qui est celui de la famille paysanne et qui comprend du travail naturant et du travail socialisant qu’elle a individualisé pour le répartir. De même dans ton hôtel-restaurant, il existe un travail complet, celui qui est nécessaire pour rendre les services qu’il propose. Le tien n’en était qu’une parcelle comme l’était celui du cuisinier, du sommelier, de la lingère, du valet de chambre ou du voiturier. Et lorsqu’on parle de division internationale du travail, ne fait-on pas comme si il y avait un travail de l’espèce humaine, réparti entre les nations, leurs entreprises et leurs travailleurs ?

Maintenant que tu le dis, ça me parait évident. Curieusement, je n’y avais jamais pensé avant. Mais au fond, qu’est ce que cela change de penser l’unité comme partie d’un tout ?

Beaucoup de choses. Notamment, cela permet de poser autrement la question du sens du travail, car celui-ci est alors d’abord à chercher du côté du tout. S’il n’en a plus au niveau de l’individu, c’est que sa division a abouti à le faire perdre. C’est un problème que connaissent bien les travailleurs à la chaîne.

Mais avant de poursuivre sur ces conséquences, il faut que j’apporte encore quelques précisions et distinctions. Le travail est un moyen, un processus. Mais il désigne aussi le résultat qu’il permet d’obtenir. Selon la nature et la complexité du processus, il exige des compétences différentes plus ou moins nombreuses et des travailleurs en plus ou moins grand nombre. En amont de ce résultat, je parlerai de division intérieure du travail, et en aval de division extérieure.

Lorsque le produit du travail est échangé, il passe par un marché et fait l’objet d’un prix de vente. L’usage est alors de parler de division sociale du travail, qui est toujours une division extérieure.

Mais restons pour l’instant au niveau de la division intérieure. Par nature, le travail au sens collectif est décomposable et distribuable. Cette décomposition et cette distribution est conventionnelle, c’est-à-dire qu’on peut procéder de différentes manières. On peut les réaliser avec comme objectif d’identifier au sein de ce travail des métiers complets et riches, afin que ceux qui les assurent y trouvent de l’intérêt, voire s’y épanouissent. Mais on peut avoir un autre objectif, de productivité par exemple, et réaliser des décompositions qui sont des activités et non plus des métiers. Mais pour parler de cela, il faut faire entrer dans la discussion une caractéristique essentielle du travail, dont pour l’instant nous n’avons dit mot : sa technicité. Ce qui fait d’ailleurs que le travail est propre à notre espèce.

 

[1] Merci Charles pour l’intrigante illustration de couverture que tu m’avais à l’époque dessinée. Voir son site, en cliquant ici.

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