Manuel d’écologie du travail – C’est quoi ce travail !

J’ai rédigé ce Manuel d’écologie du travail [1] en 2017. Je l’avais à l’époque envoyé à quelques éditeurs, sans succès, et l’avais mis de côté, puis oublié. Je l’ai redécouvert cet été presque par hasard.
L’ayant relu et corrigé à la marge, j’ai décidé de le mettre en ligne sur mon bloc-notes. Avec les commentaires de lecteurs, ou leur absence, peut-être saurais-je mieux quoi en penser ?
Je le publierai en six livraisons, correspondant chacune à une de ses parties que voici :
- C’est quoi ce travail !
- La technicité du travail
- Subordination et hiérarchies au travail
- La nature escamotée du travail
- L’hydre productiviste
- Pour une civilisation de la nature habitée
Vous pouvez laisser, à la fin du texte, un commentaire, un avis, une suggestion… N’hésitez pas !
C’est quoi ce travail !
Dis donc, je viens d’apprendre que le mot « travail » venait du bas-latin « tripalium » et que c’était le nom donné au Moyen-Âge à un instrument de torture…
Oui, c’est l’étymologie la plus communément reprise, mais elle est douteuse. L’instrument existe bel et bien, et son nom aussi. Il servait à attacher les hommes que l’on soumettait à la question. En revanche, rien ne permet d’établir le passage de ce mot au verbe de l’ancien français « travaillier », à partir duquel a été formé « travail ». Il supposerait des dérivés intermédiaires qui ne sont pas attestés. En fait, d’autres hypothèses sont formulées par les linguistes. Certains le font remonter au latin « trabs » qui signifie « poutre » et a donné « entraver », d’autres à une racine consonantique indo-européenne R-B/V que l’on retrouve par exemple en allemand (aRBeit), en espagnol (tRaBajo), en russe (RaBot) ou en français (tRaVail).
Alors que les experts laissent ouvertes plusieurs possibilités, la voix populaire n’en retient qu’une. Ce succès nous renseigne plus sur la conception doloriste du travail qui prévaut dans nos sociétés que sur l’origine du mot.
Aussi, je te propose de laisser de côté cette étymologie hypothétique. Indépendamment d’elle, comment le définirais-tu ?
Eh bien, je dirais que le travail, c’est ce qu’on fait pour gagner de l’argent
Voilà une bonne entrée en matière, car elle élimine d’un coup beaucoup d’activités humaines. Cet été, par exemple, quand tu as marché pendant un mois sur des chemins de grande randonnée, tu n’as fait qu’en dépenser. Le travail, ce serait donc cette activité particulière qui nous permet d’obtenir de l’argent, ce qui la différencie de toutes celles qui nous font en utiliser.
Effectivement, ce que les gens aujourd’hui cherchent à obtenir en travaillant, c’est de l’argent. Mais ce n’est qu’un moyen, même si c’est un moyen de luxe, car avec lui on a l’impression qu’on peut tout avoir. Et c’est assez vrai d’ailleurs : on peut s’acheter un croissant, aller au cinéma, inviter des amis au restaurant, visiter le Machu Pichu, ne rien faire… Mais si l’argent n’est qu’un moyen, ce n’est pas pour lui qu’on travaille. A quoi servirait en effet d’échanger un moyen – le travail – contre un autre – l’argent ? Sauf avarice et cupidité, si on travaille, ce n’est pas pour lui, mais pour le pouvoir qu’il nous donne, pour ce qu’il rend possible, à savoir notre vie, telle qu’on a envie de la vivre.
Si tu veux dire que si on travaille, c’est pour vivre, et si possible bien vivre, je suis d’accord avec toi, sauf qu’il y a des gens qui vivent bien sans travailler
C’est tout à fait vrai. C’est ce que montre l’économiste Piketty dans Le capital au XXIème siècle : en Europe et en Amérique du nord, la frange la plus riche de la population gagne toujours beaucoup plus d’argent avec son argent qu’avec son travail. Ils peuvent tout à fait vivre bien mieux que quiconque et cela uniquement par leur capital. Mais comment l’argent peut-il produire de l’argent ? Semer des pièces de monnaie ou des billets de banque n’en fera pas retrouver plus qu’il n’y en a eu de semé.
Évidemment. Ce n’est pas dans la terre qu’il faut l’enfouir, mais le déposer dans une banque, sur un compte bien rémunéré
En fait, l’argent ne produit rien de lui-même. Pour en retrouver plus qu’au départ, il y faut deux conditions. La première, c’est de ne pas en avoir besoin pour vivre. Sinon, en effet, tu le consommes et n’en disposes plus. La seconde, c’est qu’il existe des gens qui en aient besoin et s’engagent, contre l’usage qu’ils vont en faire, à t’en redonner plus que tu leur en as confié. Cette dernière condition en suppose toutefois une autre à laquelle nous ne pensons plus, car elle est devenue en quelque sorte « naturelle ». C’est que la société considère comme licite le fait que l’argent produise de l’argent. Cela n’a pas toujours été le cas, même en Europe. Au Moyen-Âge, par exemple, l’usure était condamnée par l’Église au motif que le temps, nécessaire pour faire fructifier les intérêts, appartient à Dieu et non pas aux hommes. Mais l’esprit public a beaucoup changé et cette condamnation n’est plus de mise.
Il faut donc faire travailler son argent pour en avoir plus après qu’avant
Exactement, et il existe de multiples manières de le faire. Toutefois, elles se ramènent toutes à quelques grandes types : soit tu le prêtes avec intérêt, soit tu l’investis dans une entreprise et recueilles une part de son bénéfice, soit enfin, tu acquiers grâce à lui des biens, notamment immobiliers, que tu loues. Mais les utilisateurs de ton argent n’en ont pas eux-mêmes suffisamment, sinon ils ne t’en demanderaient pas. Ce serait en effet absurde d’échanger de l’argent contre de l’argent. Il faut qu’ils trouvent ailleurs et autrement de quoi verser le surplus attendu par les détenteurs du capital. Ils ne peuvent le trouver que dans leur travail ou dans celui des autres. Faire travailler son argent, c’est finalement faire travailler tout court.
Mais revenons à notre sujet. Nous avons dit pour quoi nous travaillons : pour vivre et bien vivre, grâce à tout ce que l’argent permet d’avoir. C’est en cela que le travail est une nécessité. Mais cela ne dit rien de ce que nous faisons lorsque nous travaillons. Qu’est-ce nous pourrions en dire ?
J’avoue qu’il y a tellement de métiers où l’on fait des choses si différentes, que je ne vois pas trop ce qu’ils ont en commun
Ça ne m’étonne pas. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir du XVIIIème siècle qu’on s’est mis à désigner d’un même mot des activités aussi différentes que l’agriculture, la métallurgie, le transport, le commerce, la médecine ou l’hôtellerie. Ce qui fait l’unité de toutes ces activités, ce n’est pas ce qu’on y fait, c’est la destination de ce qu’elles produisent.
Je ne comprends pas
En fait, le travail est devenu le terme générique utilisé pour toutes les activités productrices de biens ou de services, mais à la condition que ceux-ci fassent l’objet d’une circulation monétaire, directe ou indirecte. Il existe deux cas de figures. Celui des entreprises qui produisent ou commercialisent des biens ou services, et celui des organisations publiques. Dans le premier cas, c’est la vente sur un marché qui fournit directement les ressources pour payer les salaires, dans l’autre c’est la puissance publique qui les apporte, à partir des impôts qu’elle aura collectés.
Oui, mais alors, s’il n’y a pas de circulation monétaire, il n’y a pas de travail
C’est la conséquence logique qu’en a tiré la Comptabilité nationale. Elle n’enregistre pas, pour cette raison, l’apport économique du travail domestique, ni du travail bénévole qui peut être réalisé dans les mouvements associatifs. Cela montre que la définition contemporaine du travail conduit à la fois à désigner d’un même mot un très grand nombre d’activités productives différentes et à en oblitérer d’autres. Cette oblitération n’a pas qu’une conséquence économique, mais aussi symbolique puisqu’elle dévalorise, au sens propre et figuré, toute activité n’entrant pas dans le champ des échanges, même si son utilité sociale est manifeste.
Mais comment pourrait-on le définir si l’on ne veut pas de cette conséquence ?
En fait, le travail tel qu’on le désigne et le voit aujourd’hui est une construction sociale récente au regard de la vie de l’homme. Or, depuis l’origine, notre espèce pour subsister et se développer, a dû travailler, même si le mot pour le dire est récent. C’est ce sens originaire, anthropologique, qu’il faut retrouver pour mieux comprendre ce qu’on en a fait. Cela oblige d’abord à en distinguer deux types. Le premier, je l’appellerai le travail naturant. Il consiste à tirer de la nature qui nous environne les éléments matériels qui nous permettent de vivre : de quoi manger, nous vêtir, nous loger, fabriquer des outils, etc. Mais aussi, il faut y classer tous les travaux de transformation de cette matière par lesquels nous lui donnons les formes qui nous conviennent. Il est naturant car il nous permet de construire nos propres conditions matérielles de vie, en forte autonomie vis-à-vis de notre milieu naturel. C’est grâce à cette capacité productive, ingénieuse, que nous n’avons pas eu besoin, contrairement à toutes les autres espèces vivantes, de mutation pour occuper de nouvelles niches écologiques : nous pouvons vivre sous les tropiques, dans le désert, au pôle nord. Nous avons même pu aller sur la lune et en revenir.
Mais quel est donc le deuxième type ?
C’est le travail socialisant, c’est-à-dire celui que nous faisons non pas en exploitant la nature et la transformant, mais en nous occupant du bien-être des autres. Le travail domestique, dont on a parlé tout à l’heure, en est un exemple emblématique. Il est aussi ancien que la chasse ou la cueillette, mais on ne parle guère de lui comme travail. Peut-être parce que ce sont les femmes qui l’ont le plus souvent assuré ? Si l’on veut distinguer proprement les activités qui sont les nôtres, il faut réserver le mot travail aux activités sociales, c’est-à-dire celles que l’on ne fait pas que pour soi. Prenons un exemple simple : si je coiffe ma fille, je travaille, mais pas si je me coiffe car alors, je ne m’occupe que de moi. Le travail domestique, c’est celui que j’assure pour ceux qui me sont chers, ma famille, ma tribu ou mes amis… Ce travail, il est consubstantiel à notre espèce, car il a fallu, dés l’origine, que, dans les groupes humains, certains s’occupent des bébés et des enfants pour leur soin et leur éducation. Il est socialisant, car c’est à travers lui que transite une grande partie de la socialisation des hommes.
En fait, ce travail socialisant, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui les services ?
Oui. Sauf qu’il les englobe et les dépasse, puisque le travail bénévole et le travail domestique en font partie. Avec le sens actuel du mot travail, exactement la même activité peut être considérée dans certains cas comme travail, et dans d’autres non. Par exemple, si je me fais transporter à la gare par un taxi ou si c’est un ami qui m’emmène, dans un cas il y a échange économique et donc travail, dans l’autre pas. De même si je garde ma fille à la maison, je ne travaille pas, mais si je paie une baby-sitter, celle-ci travaille. Ma conviction intime c’est qu’en imposant l’échange monétaire comme pierre de touche du travail, on se crée un handicap pour le comprendre et comprendre les faits sociaux et écologiques qui lui sont associés. Mais nous verrons cela plus tard.
Donc le travail, c’est faire ou produire ce qui nous permet de vivre et, si possible, bien vivre ensemble. Gagner de l’argent est seulement la forme dominante qu’il prend aujourd’hui
Oui. Acquérir de l’argent est en effet le but qu’on poursuit quand on cherche du travail et quand on l’exécute. Cela masque, sans pour autant les avoir supprimées, les formes de travail qui relèvent du partage et non pas de l’échange.
En fait, nos sociétés complexes nous font perdre de vue le fondement des choses. Pour saisir le travail dans sa nature première, il faut l’imaginer à la hauteur d’une petite communauté dans laquelle il n’y a pas d’échange économique interne. Prenons le cas d’une famille paysanne du début du XXème siècle. Certains de ses membres – souvent les hommes, mais pas toujours – vont s’occuper des travaux des champs et des bêtes, de l’entretien et des réparations pendant que d’autres s’occuperont de la basse-cour, du ménage, de la cuisine ou d’aller sur le marché vendre des légumes ou des œufs et rapporter ainsi l’argent qui permet d’acheter ce que la ferme ne produit pas.
Effectivement, mais cette époque est révolue
Bien sûr. Mais c’est un exemple simple qui permet de prendre conscience de deux choses. La première, c’est qu’il n’y a pas que l’échange de biens et de services sur un marché qui permette d’organiser une société. C’est d’ailleurs ce qui se passe dans toutes les entreprises : il n’y a pas non plus d’échange économique en leur sein, mais seulement une organisation du travail ; la deuxième, c’est que le même mot « travail » sert à désigner deux échelles de réalité différentes. Mais pour que tu comprennes ce que je vais dire, il faut que j’introduise deux notions linguistiques importantes, mais peu connues.
Dans les langues, il y a deux manières de passer de l’unité à l’ensemble. Dans la première, on part du un pour aller vers le tout ; dans la seconde on parcourt le chemin inverse. La seule que nous connaissions en français est la première. Elle consiste à ajouter un signe de pluriel à un singulier : une table, des tables. Mais il existe des langues qui utilisent le second mouvement, qui va de l’ensemble (on l’appelle alors un collectif) à l’unité, qu’on appelle un singulatif. C’est le cas du breton qui singularise un collectif en lui ajoutant le suffixe –enn. Cela permet de passer par exemple du bois (gwez) à l’arbre (gwezenn). S’effectue ainsi l’opération inverse qui est la nôtre de passage du singulier au pluriel par ajout du suffixe –s. Le même mouvement existe en anglais, avec « furniture » qui est un collectif (le mobilier) et « a piece of furniture » (un meuble), un singulatif.
Comprends-tu cette distinction ?
Oui, mais pas où tu veux en venir
Eh bien, le mot travail en français est le même pour désigner un singulatif et un collectif, d’où un grand nombre de confusion dans les échanges à son sujet. Par exemple, quand tu me parlais hier de ton travail de plongeur dans un hôtel-restaurant quatre étoiles, ce travail là, le tien, était un singulatif, mais lorsque l’on parle de division du travail, alors le travail dont il est question est un collectif. En effet, diviser le travail c’est supposer un ensemble que l’on peut décomposer. Il faut alors se poser la question de la communauté d’exercice de ce travail. Dans l’exemple de la ferme, parler de division du travail c’est faire référence à un travail global qui est celui de la famille paysanne et qui comprend du travail naturant et du travail socialisant qu’elle a individualisé pour le répartir. De même dans ton hôtel-restaurant, il existe un travail complet, celui qui est nécessaire pour rendre les services qu’il propose. Le tien n’en était qu’une parcelle comme l’était celui du cuisinier, du sommelier, de la lingère, du valet de chambre ou du voiturier. Et lorsqu’on parle de division internationale du travail, ne fait-on pas comme si il y avait un travail de l’espèce humaine, réparti entre les nations, leurs entreprises et leurs travailleurs ?
Maintenant que tu le dis, ça me parait évident. Curieusement, je n’y avais jamais pensé avant. Mais au fond, qu’est ce que cela change de penser l’unité comme partie d’un tout ?
Beaucoup de choses. Notamment, cela permet de poser autrement la question du sens du travail, car celui-ci est alors d’abord à chercher du côté du tout. S’il n’en a plus au niveau de l’individu, c’est que sa division a abouti à le faire perdre. C’est un problème que connaissent bien les travailleurs à la chaîne.
Mais avant de poursuivre sur ces conséquences, il faut que j’apporte encore quelques précisions et distinctions. Le travail est un moyen, un processus. Mais il désigne aussi le résultat qu’il permet d’obtenir. Selon la nature et la complexité du processus, il exige des compétences différentes plus ou moins nombreuses et des travailleurs en plus ou moins grand nombre. En amont de ce résultat, je parlerai de division intérieure du travail, et en aval de division extérieure.
Lorsque le produit du travail est échangé, il passe par un marché et fait l’objet d’un prix de vente. L’usage est alors de parler de division sociale du travail, qui est toujours une division extérieure.
Mais restons pour l’instant au niveau de la division intérieure. Par nature, le travail au sens collectif est décomposable et distribuable. Cette décomposition et cette distribution est conventionnelle, c’est-à-dire qu’on peut procéder de différentes manières. On peut les réaliser avec comme objectif d’identifier au sein de ce travail des métiers complets et riches, afin que ceux qui les assurent y trouvent de l’intérêt, voire s’y épanouissent. Mais on peut avoir un autre objectif, de productivité par exemple, et réaliser des décompositions qui sont des activités et non plus des métiers. Mais pour parler de cela, il faut faire entrer dans la discussion une caractéristique essentielle du travail, dont pour l’instant nous n’avons dit mot : sa technicité. Ce qui fait d’ailleurs que le travail est propre à notre espèce.
[1] Merci Charles pour l’intrigante illustration de couverture que tu m’avais à l’époque dessinée. Voir son site, en cliquant ici.