Technologies numériques

L’Estonie, le pays du numérique entoilé

Que faire quand on est redevenu indépendant, doté d’une économie sortie rouillée et grinçante du soviétisme et adossé à un voisin encombrant ? C’est la question qui s’est posée au gouvernement qui a pris les rênes de l’Estonie à partir de 1991. Il y a répondu de manière astucieuse : en se trouvant des alliés à l’Ouest sur le plan politique et militaire, et en se lançant dans une course économique qui commence, plutôt que d’essayer de rattraper des trains lancés à grande vitesse. Ça les a conduit à investir résolument le champ presqu’encore vierge de l’écosystème numérique qui se construisait autour d’internet. Mais avant d’en conter l’histoire, plantons le décor.

Carte Estonie

Carte de l’Estonie et de son environnement géopolitique

Les Estoniens, une nation avant d’être un État

C’est à l’occasion d’un voyage d’étude économique et social organisé en mai 2025 par une Association rassemblant des entrepreneurs, des syndicalistes et des représentants de l’Etat autour de la promotion du dialogue social [1] que j’ai découvert ce pays attachant.

L’Estonie rassemble 1,3 millions d’habitants sur 45 000 km2. Elle est sortie de la préhistoire – c'est-à-dire d’une histoire sans trace écrite – au XIII° siècle et a été dominée jusqu’au XX° par les peuples environnants en fonction de leur puissance du moment : allemands, danois, suédois, polono-lituaniens, russes. « Pendant 800 ans, nous avons été un peuple de paysans asservis » me dira un guide Estonien anglophone rencontré un soir par hasard.

Ces paysans, installés sur cette terre vers 2000 avant l’ère commune, ont conservé leur langue, l’Estonien, une langue de la famille finno-ougrienne [2], malgré les jougs successifs qu’ils ont dus porter. Ce n’est toutefois qu’au XIX° siècle, celui de l’éveil des nationalismes en Europe, qu’est né un mouvement d’affirmation culturelle autochtone et le désir de libération de la domination qu’exerçait sur lui l’Empire russe des Romanov depuis le début du XVIII° siècle [3].

L’Estonie célèbre deux fois chaque année son indépendance : le 24 février  pour la première en 1918 qui dura jusqu’à l’invasion soviétique de 1940 et le 20 août, pour sa restauration en 1991. Cette deuxième libération est toutefois récente et les 50 ans d’appartenance à l’Union soviétique ont laissé des traces démographiques. Environ 70 % de la population est estonienne et 20 % d’origine russe ; 70 % des habitants comprennent les deux langues, l’une en tant que langue maternelle, la seconde comme langue étrangère [4].

Mais c’était loin d’être le seul héritage de l’époque soviétique. L’Estonie a eu hâte de s’en débarrasser au plus vite. Elle adopta immédiatement une politique libérale radicale qui la conduisit par exemple à dénationaliser toute l’industrie et à supprimer les kolkhozes pour revenir à l’état de propriétés qui prévalaient avant 1940. Dès 1997, elle réalisait la majorité de ses échanges avec l’Union Européenne, dans laquelle elle entra en 2004, en même temps qu’elle intégra l’Otan. En 2010, elle rejoignit l’OCDE achevant ainsi son basculement géopolitique et économique vers l’Ouest.

Vers un écosystème numérique universel

Il est toutefois un héritage de l’époque soviétique qui lui a été très utile. L’URSS aménageait son territoire et ménageait les susceptibilités nationales en confiant à ses différentes républiques des spécialités, par exemple des complexes industriels produisant pour le compte de l’Union ou des Centres d’expertise. Dans le cadre de cette division du travail géographique, l’Estonie a été choisie comme centre de compétences en matière de nouvelles technologies et un Institut Cybernétique a été implanté dans les années 1950 au sein de l’Université de technologie de Tallinn, sa capitale. C’est en Estonie qu’ont été ainsi fabriqués les premiers ordinateurs soviétiques.  Au moment de l’indépendance, elle disposait donc d’une expertise de pointe dans ce domaine.

Un gouvernement très libéral s’est mis en place pour gérer la transition. L’État disposait alors de peu de moyens et souhaitait organiser une administration qui rompe avec la lourdeur et l’opacité de la bureaucratie soviétique. Le pays ayant une faible densité de population – il est grand comme la Suisse avec 7 fois moins de population –, il lui était en outre difficile d’assurer des services publics de proximité dans les zones rurales.

Les dirigeants de l’époque étaient jeunes, favorables aux innovations numériques. En 1996, ils lancèrent ce qu’ils appelèrent « le saut du tigre », un programme dédié aux écoles afin d’y encourager l’utilisation des technologies de l’information et de la communication [5], en formant les maîtres et dotant les établissements des équipements nécessaires.

Dans cette atmosphère, l’idée de mettre en place une plateforme universelle de service public s’est vite imposée [6]. Elle a été conçue à partir de 1999 autour de trois principes fondateurs :

  • « X-road », une infrastructure unique de registres et d’échanges de données, permettant le partage des informations et l’interopérabilité globale ;
  • Une carte d’identité électronique « e-ID » servant de pièce d’identité dans le pays et permettant de se connecter à l’ensemble des services de la plateforme
  • Une couche de services accessibles à travers différents portails, dont le plus grand est « eesti.ee », celui de l’État

Tous les citoyens ont pu ainsi accéder à un nombre croissant de services dématérialisés, sans avoir à donner deux fois des informations déjà fournies car elles sont présentes et interconnectées sur la plateforme. En décembre 2024, avec la numérisation des démarches de divorce, la totalité des services publics nous a-t-on dit, sont désormais accessibles, simplement et rapidement, de manière dématérialisée.

Les entreprises privées, notamment les banques, peuvent également proposer leurs services via la plateforme publique. C’est aussi une des raisons du succès de ce dispositif : pouvoir accéder en un seul endroit, avec un identifiant unique, à un grand nombre de services publics mais aussi privés.

Preuve de cette utilité, bien que la carte d’identité numérique ne soit obligatoire qu’à partir de 14 ans, beaucoup de parents nous a-t-on dit en font faire beaucoup plus tôt pour leurs enfants car cela facilite toutes les démarches les concernant comme par exemple l’inscription en crèche.

Des faiblesses nichées dans la force

La cohérence, la simplicité, l’efficacité, la rapidité de ce dispositif étatique dématérialisé ne fait pas de doute. Mais il n’est toutefois pas sans risque. Deux notamment viennent immédiatement à l’esprit : le risque liberticide et la fragilité technique.

L’Estonie n’est pas le seul pays dans le monde à mettre en œuvre sur tout son territoire une logique de dématérialisation avec un identifiant unique d’accès servant de carte d’identité. C’est le cas aussi de la Chine par exemple. Or le contexte politique n’est pas du tout le même.

Nos interlocuteurs Estoniens se sont toujours voulus rassurant sur ce sujet en faisant valoir la transparence de leur système et les sécurités dont il est doté. C’est ainsi que chaque citoyen lorsqu’il se connecte à son compte peut savoir quelles personnes ou institutions ont accédées à quelles informations sur la plateforme et vérifier qu’elles disposaient bien de leur accord. En outre, seulement les informations nécessaires à la réalisation d’une démarche sont transmises. Seule la personne concernée a accès sur son compte à toutes les données.

Réalisé dans un cadre démocratique, on peut donner acte aux concepteurs du dispositif qu’ils n’avaient en vue que les objectifs de service pour lesquels ils l’ont conçu.  Mais ce cadre peut évoluer rapidement comme nous le montre l’actualité politique européenne et étatsunienne. Le dispositif, lui, subsistera avec les possibilités qu’il offre à un gouvernement autoritaire ou totalitaire d’usages malveillants de contrôle des citoyens et d’immixtion dans leur vie privée. Le panoptique que Jeremy Bentham avait imaginé pour les prisons et dont Michel Foucault avait étendu le principe en le définissant comme « un type de pouvoir de l’esprit sur l’esprit » [7] est en place. Il peut aussi devenir un pouvoir sur les corps. Si c’était le cas, il ne resterait plus au citoyen qu’à faire ce que mon guide Estonien d’un soir avait fait pendant la période de déliquescence de l’Union soviétique, s’enfuir et vivre dans la forêt estonienne profonde pour échapper à la conscription militaire.

L’autre faiblesse dans la cuirasse, c’est évidemment la fragilité humaine et technique.

Lors de la présentation de la plateforme par « Enter e-Estonia », l’agence gouvernementale chargée de la promotion du modèle digital estonien, la conférencière nous a indiqué qu’en 2024, son pays avait enregistré 6.500 plaintes. 4.200 d’entre elles se sont révélées être de l’hameçonnage (phishing), cette technique prenant des chemins très variés afin d’obtenir d’un individu qu’il fournisse volontairement ses données personnelles afin d’en faire ensuite un usage frauduleux. C’est donc l’ignorance ou la naïveté humaine qui en est la cause et qu’il faut déciller, ce qui fait partie des programmes de formation mis en place en Estonie.

Cyberattaque versus cyberdéfense

Mais, il existe des attaques beaucoup plus massives qui visent à affaiblir, depuis l’étranger, une organisation, un service, une élection, un État… L’Estonie en a connu une, très importante, en 2007. L’évènement fait fond sur le problème, toujours très actuel dans le pays, de l’intégration des russophones Estoniens et celui, exacerbé aujourd’hui par la guerre en Ukraine, des relations avec la Russie.

Tallinn devant ambassade de Russie 1

Devant l’ambassade de Russie à Tallinn, 2025

Voici comment Jean-Pierre Minaudier dans son histoire de l'Estonie le raconte :

 « Vers le milieu des années 2000, des anciens combattants russophones et des nationalistes estoniens ont pris l’habitude de s’affronter tous les 9 mai (la date où la Russie fête la victoire sur les nazis) autour d’un “soldat de bronze‿ érigé en 1947 dans le centre-ville de Tallinn en l’honneur de l’Armée rouge. 

En avril 2007, le nouveau gouvernement ayant (…) entrepris de déplacer le monument, la tension a dégénéré en émeutes et en bagarres entre bandes de jeunes russophones et policiers.

 (…) Il y a eu un mort en marge des affrontements. Les drapeaux soviétiques brandis par les manifestants, la haine de l’Estonie qui s’est exprimée dans une fraction, même minoritaire, de la jeunesse russophone, qui a peu ou pas connu l’U.R.S.S. et sa propagande, ont surpris et catastrophé nombre d’Estoniens de souche.

 Le lendemain de (ces émeutes), très probablement manipulées par l’ambassade de Russie à Tallinn, de jeunes excités membres des Jeunesses présidentielles (Nashi) ont attaqué l’ambassade d’Estonie à Moscou, molestant l’ambassadrice, tandis qu’un boycott des produits estoniens était encouragé par les autorités et que des cyber-attaques en provenance de Russie se multipliaient contre les sites estoniens » [8].

Et voici comment l’IHEDN poursuit :

« À compter du 27 avril, des dizaines de sites estoniens « tombent », la plupart victimes d’attaques par déni de service distribuées (DDoS en anglais) : les portails des ministères, du Parlement, des banques, des journaux et chaînes de télévision… L’Internet estonien est à terre, mais la petite taille du pays et la familiarité entre les dirigeants des entités attaquées permettent une réponse rapide et coordonnée.

Jamais la Russie n’a reconnu son implication dans cette affaire, et personne n’a pu la certifier. Seul un Estonien russophone a été condamné. Mais cette série de cyberattaques a été abondamment étudiée par des spécialistes du monde entier, chez qui le consensus règne aujourd’hui : elle aurait été « tolérée par le Kremlin, si ce n’est activement coordonnée par ses dirigeants », résume le magazine américain Wired, référence dans le domaine du numérique ».

Lors de la conférence introductive au pays que nous avait faite deux conseillers de l’Ambassade de France à Tallinn, ceux-ci avaient indiqué que ce qui était intéressant à étudier, ce n’est pas tant les problèmes que rencontrent l’Estonie, que la manière dont ils y répondent.

Suite à cette attaque, le pays a montré sa capacité à la surmonter, puis à développer des dispositifs de nature à mieux s’en protéger à l’avenir.  Les services, bien que reliées à X-road, ne peuvent être simultanément affectés ; les serveurs gouvernementaux se trouvent en Estonie, mais avec des sauvegardes en dehors, au Luxembourg semble-t-il…

 En matière de cybersécurité, elle bénéficie d’une reconnaissance Européenne et Étasunienne. Ainsi en 2008, un Centre de l’Otan d’excellence en cyberdéfense a été créé à Tallinn. Il rassemble aujourd’hui 39 États, dont l’Ukraine, accueillie en 2022.

En 2012 a été également installé dans la capitale, « eu-LISA », une Agence de l’Union européenne dont le rôle est de soutenir la mise en œuvre, par la gestion de systèmes d’information à grande échelle, des politiques de l’Union dans les domaines de la justice et des affaires intérieures ; autre forme de reconnaissance de l’expertise digitale estonienne.

Un environnement porteur d’innovation digitale

Dans un tel environnement scientifique, technique, économique et politique, il n’est pas surprenant que fleurissent en Estonie de nombreuses jeunes pousses numériques. Certaines sont devenues des licornes [9]

Skype, le système de visioconférence et de messagerie instantanée, est la plus connue d’entre elles. Elle a été créée en 2003 au Luxembourg par un Suédois et un Danois, mais conçue et développée par des programmeurs Estoniens. Elle a été revendue en 2005 à eBay pour un montant de 2,6 milliards d’euros, avant d’être racheté en 2011 par Microsoft pour 8,5 milliards d’euros [10]. Du fait de redondance avec d’autres de ses plateformes, la multinationale américaine vient de la fermer en mai dernier et de rapatrier ses comptes sur Teams.

Cette réussite a été  une fierté pour l’Estonie, comme Nokia l’a été pour la Finlande. Si elle a aujourd’hui disparue, elle a ouvert un chemin que d’autres ont emprunté. Ainsi le premier employé de Skype, Taavet Hinrikus s’est ensuite formé dans une école de gestion à Fontainebleau puis s’est installé à Londres. En 2011, avec Kristo Käärmann, il cofonde TransferWise, une société de transfert d’argent. C’est elle que nous avons visité.

La petite histoire de cette création nous a été racontée ainsi :

« Wise est né dans l’esprit de nos fondateurs, Taavet et Kristo, lorsqu’ils ont réalisé combien coûtait le transfert d'argent entre le Royaume-Uni et l'Estonie.

Taavet était basé à Londres mais était payé en euros ; Kristo travaillait à Londres mais payait un prêt immobilier en Estonie en euros.

Chacun avait besoin de ce que l'autre avait, alors ils ont trouvé un moyen équitable d'échanger de l'argent entre eux, en utilisant le taux moyen du marché, sans le taux de marge et les frais facturés par la banque.

Ils ont économisé des milliers de livres et ont réalisé que des millions de personnes dans le monde pouvaient faire de même »

Estonie Tallinn Wise 1

Les fondateurs de Wise

Le transfert d’argent entre comptes et monnaie de pays différents en passant par une banque, est effectivement très coûteux. J’en ai fait l’expérience chaque fois que je suis allé en Chine. A cause de l’importance de ces frais, en février dernier, j’ai décidé de passer par Wise. J’avais quelques craintes de tout faire par internet, ne sachant pas comment me faire entendre si la démarche n’aboutissait pas. Mais j’ai reçu immédiatement une validation de l’opération et une information sur le délai dans lequel elle se conclurait suivi de messages m’informant régulièrement des étapes franchies qui m’ont rassuré. La banque chinoise a reçu mon virement deux jours après que je l’ai ordonné et il m’a coûté 2,5 fois moins cher que le transfert précédent. Aussi étais-je motivé par la visite de Wise, pour savoir ce qu’il y avait derrière les écrans.

 

Mais entre la bonne idée et sa concrétisation, puis son développement, la marche était haute. Ils ont dû concevoir le dispositif financier leur permettant de se passer des intermédiaires du processus et la plateforme technique sécurisée d’accès pour leurs clients, recruter du personnel, trouver des partenaires dans le monde, lever des fonds, réaliser à la satisfaction de leurs commanditaires les opérations de transfert, développer leur notoriété… Les étapes ont été franchies à la fois progressivement et très vite. Ils sont en effet passés de 5 employés dans des locaux à Londres en 2012 à plus de 6 000 dans le monde en 2025, dont 2 000 à Tallinn.

Wise est positionné sur un marché énorme qu’ils évaluent à 27 mille milliards de £ivres sterlings. Sur le marché des transferts transfrontaliers réalisés par les personnes physiques, ils auraient une part de marché autour de 5% et de moins de 1% pour celui des petites (12 000 milliards £ de transfert) et des grandes entreprises (13 000 milliards £ de transfert). Ils voient donc leur avenir avec optimisme.

Et le travail dans tout ça ?

Celui que nous avons entrevu, c’est évidemment celui que nous avons mobilisé pendant notre séjour, celui des conférenciers, des interprètes, des guides, des chauffeurs, des personnels de l’hôtel ou des restaurants…, mais pas celui réalisé dans les entreprises que nous avons visitées.

En revanche, on nous y a parlé de gestion des ressources humaines.

Chez Wise, nous avons appris qu’il n’y avait pas de syndicat, mais compris que l’entreprise développait une politique d’attractivité pour faire venir et retenir les compétences pointues, parfois rares, dont ils ont besoin. Notre conférencière a d’ailleurs conclu sa présentation introductive en diffusant un film dans lequel on entend une mère de deux enfants, salariée depuis 6 ans, dire « combien (elle) aime travailler pour cette entreprise » (…) « (Elle) a besoin de bonnes personnes autour d’(elle) » et c’est ce qu’elle a trouvé à Wise, des gens « parmi les plus intelligents (smart) qu’il lui ait été donné de rencontrer » !!!

Leur population salariée est jeune. La plupart nous a-t-on dit se situe dans la fourchette 25/35 ans. Elle est cosmopolite avec plus de 100 nationalités représentées et des échanges professionnels, y compris à Tallinn, qui se font en anglais.

Sur le plan de la politique salariale, le département des Ressources humaines connait le marché et positionne les rémunérations dans sa moyenne. Ils encouragent sur cette question leurs employés à dialoguer avec leurs chefs.

L’entreprise porte une grande attention aux locaux afin d’offrir des lieux de travail agréable – c’est d’ailleurs le cas de ceux où nous avons été accueillis à Tallinn. Elle utilise des questionnaires pour recueillir l’avis de leurs employés et organise chaque année des évènements festifs qui les réunissent.

Afin de les conserver dans la durée, elle offre un bonus de congé payé de 6 semaines, « fort apprécié », dès qu’ils franchissent les quatre ans d’ancienneté dans l’entreprise, bonus qui est renouvelé ensuite tous les quatre ans.

Enfin, notre conférencière a témoigné, sur la base de son expérience, qu’avec l’intelligence artificielle générative, le travail changeait. Dans le département juridique dans lequel elle travaille – mais c’est aussi le cas dans le département Ressources humaines –, elle est beaucoup utilisée. Elle portait une appréciation positive de son usage : « On économise du temps, mais ça ne remplace pas les gens. Elle nous aide à travailler mieux, à être plus créatif ».

Un dialogue social, du bout des lèvres ?

Nous n’avons pas pu avoir comme nous le souhaitions, des échanges avec des représentants syndicaux qui auraient pu nous donner d’autres éclairages sur les questions sociales que ceux des officiels ou représentants d’entreprise que nous avons rencontrés.

Ce n’est probablement pas un hasard.

A Wise, il n’y avait pas de syndicat. Nous avons aussi été accueillis à la société Tallinna Sadam par son Président et la Directrice des ressources humaines. Dans cette entreprise qui gère quatre ports du pays, il y en avait deux, un qui fédère les marins et l’autre les employés des ports ; ils syndiqueraient autour de 10 % des salariés. L’entreprise négocie avec eux des accords sur différents sujets, salaires, primes, conditions de travail…, mais au travers des échanges, leurs relations ont semblé plutôt délicates, conduisant le président par exemple à déclarer que « nous (l’employeur) sommes des concurrents des syndicats car on s’occupe bien des salariés ».

Nous avons également été accueillis par la plus importante Confédération estonienne des employeurs qui fédère 2000 entreprises employant au total 250 000 personnes. Notre interlocutrice, responsable des relations internationales, nous a indiqué qu’il y avait peu de dialogue social dans les entreprises, sauf les plus grandes « où il y en a de moins en moins ». Seulement 5% de la population salariée serait syndiquée, soit le plus faible taux de l’Union européenne.

Il y a en revanche un dialogue national tripartite entre l’État, les représentants des employeurs et ceux des salariés autour des textes qui passent au Parlement sur les questions économiques et sociales. Celui qui était en train d’être discuté portait sur la flexibilité du travail. Du fait du faible taux de syndicalisation, notre interlocutrice nous a indiqué qu’« on ne peut pas parler de représentation des salariés. L’Union patronale des hôtels-restaurants demande de la flexibilité et les syndicats refusent, mais on ne sait pas qui ils représentent ».

Lors du voyage d’étude précédent au Danemark en 2022, c’est un tout autre discours que nous avions entendu aussi bien du côté patronal que syndical. Le taux de syndicalisation y est en baisse mais encore très élevé, autour de 65 %. Nos interlocuteurs avaient affiché une volonté commune de régler les questions économiques et sociales, en dehors de toute tutelle de l’État.

Mais bien que tous les deux au nord de l’Europe et baignés par la même mer, les traditions sociales et ouvrières de ces deux pays ne sont pas du tout les mêmes. Le syndicalisme n’avait pas le même sens ni le même rôle à l’Ouest et à l’Est, et le rejet estonien du soviétisme, très perceptible même dans un voyage court, peuvent largement expliquer cette différence d’approche de la résolution des questions sociales.

 

[1] Il s’agit de l’AAA (cliquer ici pour accéder à sa présentation), dont je suis membre depuis ma participation à la session nationale organisée en 2004 par l’Institut National du Travail (Sur cette session, voir Travail, emploi et performance en Inde).

[2] A cette famille linguistique appartiennent notamment le finnois, le hongrois et l’estonien.  Son origine se situerait entre la Volga et l’Oural où des langues de cette famille y sont encore parlées de nos jours.

[3] Toutes les références historiques sont tirées de Jean-Pierre Minaudier, Histoire de l'Estonie et de la nation estonienne, L’Harmattan, 2007

[4] Source : Site « L’aménagement linguistique dans le monde » de l’Université Laval à Québec

[5] Dans le classement PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) pilotée par l’OCDE, les premières places sont trustées par les pays asiatiques (Chine, Singapour, Taïwan…), mais l’Estonie les suit de près, premier pays européen à apparaitre dans ce classement, avec l’Irlande et la Finlande, signe de la qualité de ses enseignements et de ses élèves.

[6] Plusieurs sources ont été utilisées pour rédiger ce chapitre : les conférences du voyage d’étude, notamment celle donnée au « Enter e-Estonia » ;  l’ouvrage de Violaine Champetier de Ribes et Jean Spiri intitulé Demain, tous Estoniens ? L'Estonie, une réponse aux GAFA (Edition Cent mille milliard, 2018) et enfin L’Estonie, un géant numérique, compte-rendu d’une session nationale de l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale)

[7] Michel Foucault, Dits et Écrits, tome 1 : 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1462

[8] Histoire de l'Estonie et de la nation estonienne, opus déjà cité

[9] Une licorne est une jeune société de moins de 10 ans, non cotée en bourse, qui affiche une valorisation de plus d'un milliard de dollars.

[10] En 2017, il y avait plus de 300 millions d’utilisateurs de Skype dans le monde et un tiers de tous les appels téléphoniques internationaux passaient par cette plateforme (source : Demain, tous Estoniens ?)

Technologies numériques

L’intelligence artificielle sera t’elle la marionnettiste du travail ?

Avec le lancement de ChatGPT fin 2022, l’intelligence artificielle a pris une forme publique très concrète. Chacun peut désormais, moyennant une somme modique – en forte augmentation récemment –, lui poser les questions qui lui viennent à l’esprit, entretenir avec lui une conversation suivie, vérifier sa connaissance de la langue française et son habileté à l’utiliser, le pousser dans ses retranchements [1]… Dialoguant régulièrement avec lui ou ses concurrents chinois (Deepseek) ou français (Le chat), je peux attesté que ces robots conversationnels sont bluffant, bien supérieurs aux moteurs de recherche dans leur capacité à établir des liens de causalité et à « maitriser » le langage naturel, mais qu’ils ne sont pas exempts d’erreurs qu’ils ont d’ailleurs appris à reconnaitre volontiers et poliment…

L’intelligence artificielle est une réalité émergente. Au fur et à mesure de ses progrès, ses applications vont se multiplier et se diffuser dans les entreprises et la société. Il est évidemment trop tôt pour en dresser un bilan. On peut toutefois supposer qu’il en sera d’elle comme de toutes les innovations techniques qui l’ont précédée : elle apportera son lot de bénéfices et d’avantages dont on ne pourra que se féliciter et d’horreurs inouïes, car derrière elles, toujours se dressent des hommes qui en sont capables.

La question que je souhaite aborder ici est celle de son impact sur le travail, dans une double perspective : en amont, sur celui qui lui est nécessaire pour fonctionner et en aval sur ceux qui jusqu’à présent se passaient d’elle. Certes, ses applications sont peu nombreuses et encore fraiches. Mais j’ai souvent été surpris de la lucidité dont pouvaient faire preuve les témoins d’une époque nouvelle. Je pense par exemple à ce qui a été écrit à l’aube de l’industrialisation ou à la naissance du taylorisme. C’est un exercice que l’on peut faire aujourd’hui encore, à partir de quelques exemples, non pas au titre d’un jugement définitif porté sur une innovation mais comme exercice de notre vigilance intellectuelle à son encontre.

Une intelligence artificielle, objet de tous les fantasmes

L’intelligence artificielle n’en est qu’à ses premiers pas, mais ils suffisent pour projeter sur elle bien des prophéties radicales. D’un extrême à l’autre, elle serait capable de nous sortir des impasses dans lesquelles nous nous sommes enfoncés, capable de nous tracer un avenir sous forme d’homme augmenté, ou bien elle serait un outil au service des pouvoirs ou des escrocs pour asservir ou duper les hommes.

Une clarification conceptuelle peut peut-être modérer ces représentations et les ramener sur terre. Je m’appuie ici sur la lecture d’un ouvrage du mathématicien et philosophe, Daniel Andler :  Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme [2].

Reprenons d’abord la distinction clarificatrice qu’il opère des trois composantes de l’intelligence artificielle : la première, à la source des deux autres, ce sont les institutions et les disciplines de recherche qui conçoivent et promeuvent l’intelligence artificielle. Il les désigne par « IA ». La deuxième, c’est ce que ces institutions visent et produisent, à savoir l’« intelligence artificielle » écrite en toutes lettres. Enfin, il y a les applications concrètes mises en œuvre dans différents secteurs de l’économie telles que le diagnostic médical, la traduction automatique, la logistique, les robots conversationnels, les applications militaires, etc. que l’auteur nomme les « Systèmes Artificiels d’Intelligence » (SAI).

Les pionniers de l’IA ont beaucoup rêvé. L’un d’entre eux, Herbert Andler, économiste et sociologue américain, concepteur avec Allen Newell, en 1959, d’un programme informatique censé résoudre tous les problèmes universels, écrivait ainsi en 1957 : « il existe désormais dans le monde des machines qui pensent, qui apprennent et qui créent. De plus leurs performances en la matière vont augmenter rapidement jusqu’au moment où, dans un avenir prévisible, l’ensemble des problèmes qu’elles peuvent résoudre sera coextensif au domaine des problèmes auxquels l’esprit humain s’est attaqué » [3]. L’excès rhétorique tient évidemment à l’utilisation des  mots de pensée, d’apprentissage et de création, de bien grands concepts ici abusivement mobilisés.

Pour comprendre ce qu’est et produit l’intelligence artificielle, il faut entrer dans la boite noire. Ce qui fait son succès aujourd’hui, c’est ce qu’on appelle l’ « apprentissage profond », c’est-à-dire la capacité de la machine, grâce aux algorithmes qu’on lui fournit, à plonger dans des bases de données gigantesques, les Mégadonnées, et d’en tirer des enseignements qu’elle pourra utiliser lors d’un prochain questionnement. Par exemple, elle devient capable d’identifier un chat à partir des nombreuses photos de chat qu’on lui aura fait ingérer. Mais pour identifier tous les vivants de la terre et les reconnaitre, il faut l’alimenter d’une quantité phénoménale d’images correctement étiquetées. Si vous lui fournissez des images de lion et les avez nommées chat, sa compétence identificatrice va nettement diminuer…

Sur la base de cette connaissance, Daniel Andler recense tout ce que l’intelligence artificielle n’est pas quand on la compare à l’intelligence humaine :

La machine ne comprend pas ce qu’elle dit ou fait ; elle n’en a pas conscience ; elle ne sait pas généraliser, mais seulement résoudre des problèmes particuliers ; elle est totalement dépendante de l’intelligence humaine qui a construit la machine, lui fournit l’énergie, l’alimente en données, lui procure des algorithmes et lui soumet les questions ou les problèmes à résoudre ; elle peut identifier des émotions et les nommer, mais ne peut pas les éprouver ; elle ne réfléchit pas sur l’action qu’elle conduit, ne porte aucun jugement moral sur ce qu’elle fait ou dit ; elle ne peut pas certifier la qualité des résultats qu’elle obtient ; elle ne crée rien, mais nous ressort, dans un nouvel arrangement, des plats que nous avons déjà cuisinés. Avec elle donc, aucune rupture épistémologique ou esthétique n’est à espérer…

Parfois le succès vient d’une dénomination abusive. « (Tout est parti d’un) malentendu autour du nom même donné à la discipline, qui n’a rien à voir avec l’intelligence » écrit Luc Julia, le créateur de Siri, dans L’intelligence artificielle n’existe pas [4]. Dans l’expression d’intelligence artificielle, le mot « intelligence » n’est qu’une métaphore. Si on l’avait appelée « répétiteur artificiel » ou « système expert » qui était le nom donné aux dispositifs créés dans les années 1980, on aurait été plus près de sa réalité.

En fait, l’« intelligence » artificielle ne fonctionne pas comme l’intelligence humaine. Elle ne procède pas par raccourci, par intuition, par sauts cognitifs. « Pour qu’une machine reconnaisse un chat avec une précision de 95 %, on a besoin de quelque chose comme 100 000 images de chats » déclare Luc Julia [5], alors qu’il en faut très peu à des enfants pour arriver au même résultat. La machine est besogneuse et par conséquent parfois plus précise si on l’a alimentée correctement, avec suffisamment d’exemples. L’avenir de l’« intelligence » artificielle tient probablement d’ailleurs à assumer son statut machinal et non pas à essayer de mimer l’intelligence humaine. C’est en découvrant des mécanismes sans rapport direct avec les procédés intellectuels humains qu’elle pourra probablement le mieux nous rendre services.

… artificielle, donc en état de dépendance

Le développement d’internet a donné un coup de fouet à la fabrication de données tous azimuts. Nombreux sont les travailleurs qui abreuvent la toile d’information, soit bénévolement à travers les réseaux sociaux, wikipedia, leurs bloc-notes…, soit commercialement par les sites qui la peuplent. L’informatisation des entreprises, des administrations et des services publics, plus ancienne encore, en fait des fournisseurs potentiels d’innombrables données, de toutes natures. C’est l’ensemble de celles qui sont accessibles qui forment ce qu’on nomme les big data, les méga données. Elles sont si nombreuses qu’elles ne peuvent être traitées que par des machines numériques. Mais ce n’est pas leur quantité qui fait leur qualité. Aussi ont-elles besoin d’être purgées de leurs erreurs et rangées. Ce sont ces données toilettées qui vont nourrir l’intelligence artificielle chargée de les rendre opérationnelles.

Les travailleurs en amont de l’intelligence artificielle sont nombreux. La liste des métiers ou compétences informatiques et marketing qu’elle mobilise soit dans l’IA, soit dans les SAI (je reprends ici la terminologie d’Andler, bien pratique) est impressionnante. Du côté des IA, il y a tous les métiers de recherche et de conception de dispositifs d’intelligence artificielle. On les trouve essentiellement dans les GAFAM qui souhaitent l’intégrer dans toutes leurs offres et disposent des ressources et des compétences pour cela, avec des développeurs d’algorithme, des ingénieurs en apprentissage automatique, des experts en reconnaissance vocale ou analogique, des « éthiciens » qui proposent des dispositifs de contrôle éthique des productions de l’intelligence artificielle, etc. On en trouve également dans les instituts publics pour des recherches fondamentales. Du côté du développement des SAI, les métiers spécialisés sont également nombreux. On peut citer les  architectes en intelligence artificielle qui conçoivent les systèmes et en supervisent la mise en place, les consultants qui conseillent les entreprises sur la mise en place de technologies basées sur l’intelligence artificielle ; les experts en données (Data scientists) qui les analysent et les nettoient pour les rendre exploitables, les chargés de sécurité informatique, etc.

Mais ce sont les travailleurs de données (data workers) qui forment les bataillons les plus nombreux mis au service de l’intelligence artificielle ; ils sont à nos yeux invisibles car souvent dans le Sud et sous-payés. Un rapport de la Banque mondiale estime qu’il en existe entre 150 et 450 millions dans le monde [6]. « Les sacrifiés de l’IA », un documentaire diffusé le 5 février dernier sur France 2 les a sortis de l’ombre. Plutôt que de s’interroger sur ce que produisent les intelligences artificielles, Henri Poulain, son réalisateur, s’est demandé comment elles sont produites.  Tiré de ce film, voici en quoi consiste leur travail. Il se passe de commentaires.

 Un impact sur le travail en attente de réalisations à instruire

Mais que se passe-t-il en aval, une fois un dispositif d’intelligence artificielle mis en place dans une organisation ? Quelles transformations du travail induit-elle ?

Les généralités en la matière n’ont guère d’intérêt car si ces dispositifs réaménagent le travail ce sera à chaque fois en des termes propres aux organisations dans lesquelles ils seront insérés. Malheureusement, à ma connaissance, nous ne disposons pas de véritables monographies. Même le réseau Anact issu du courant sociotechnique [7] n’a à ce jour rien publié de significatif à ce sujet [8]. En attendant que ces études soient produites, je peux faire état de quelques exemples présentés lors de séminaires ou colloques récents de nature à dessiner une première carte des impacts possibles. Ils sont à prendre avec précaution car exposés unilatéralement par une partie prenante – que ce soit un dirigeant, un syndicaliste ou un tiers –, ils sont souvent en- ou dé-jolivés. Ils sont néanmoins les buttes témoins d’un territoire à explorer.

C’est le secteur des services qui semble davantage se mobiliser pour mettre en place des SAI. Ce serait le cas des banques que l’intelligence artificielle générative (c’est-à-dire productrice de textes, d’images ou de sons) intéresse pour produire automatiquement des textes répondant aux exigences légales ; de même en serait-il des notaires. La fonction Ressources humaines dans les organisations serait aussi candidate. Sont évoqués chez Thalès ou Carrefour l’édition des paies, ainsi que des appuis dans les processus de recrutement. Dans la Gendarmerie nationale, l’IA serait en cours d’intégration pour assurer la transcription écrite d’écoutes téléphoniques, tâche éminemment longue et fastidieuse ; elle serait également utilisée pour examiner les sites pornographiques. La machine épargnerait ainsi le moral ou la santé psychique des gendarmes mobilisés à ces tâches, mais parce que d’autres, ailleurs et en amont, y sont exposés. En voici deux témoignages :

 Dans des Centres d’appel, on chercherait à utiliser l’intelligence artificielle pour enlever les accents de téléopérateurs et augmenter ainsi leur « efficacité » commerciale. Assez fréquemment semble-t-il, l’IA générative est utilisée par les salariés sans que leur hiérarchie le sache, pour accélérer les recherches ou les productions (de diaporamas ou de projets par exemple) pour lesquelles on les sollicite.

Du côté de l’industrie, les exemples que j’ai pu entendre sont moins nombreux. Des robots pilotés par de l’IA auraient pris en charge le réglage de commandes numériques et pris ainsi la place de programmeurs et régleurs. Dans le secteur automobile, l’IA serait envisagé comme assistance au pilotage. Mais comme l’a déclaré un cadre d’Airbus, autre fabricant de moyen de transport, dans un colloque : « on fait voler des avions. On ne peut pas se permettre d’utiliser des outils dont on ne sait pas comment ils fonctionnent ».

Beaucoup d’expérimentations sont ainsi lancées, mais il n’existe que fort peu de déploiement à grande échelle. Beaucoup dépendra donc de leurs résultats. Elles devront prouver, dans la durée, leur plus grande efficacité et fiabilité au regard des mêmes opérations réalisées par des hommes, pour prétendre prendre leur place.

 Des printemps et des hivers de l’intelligence artificielle

L’impact en emploi du développement des SAI dans les années à venir fait régulièrement l’objet d’études prospectives. Dans un article très intéressant [9], Olivier Ezrati examine les études prospectives réalisées entre 2013 et 2019 et recense les approximations ou les impasses qui expliquent leurs résultats divergents :

  • nombre de prévisions s’appuient sur des technologies qui ne sont pas encore disponibles même en recherche fondamentale et ne font pas d’analyse factuelle de celles qui sont à venir, ni des délais nécessaires à leur implantation dans les organisations. Elles ont une tendance lourde à surestimer les capacités de l’« intelligence » artificielle et la rapidité de déploiement et de mise en œuvre sur le terrain économique.
  • certaines raisonnent au niveau des métiers comme s’ils étaient affectés dans leur totalité. Or l’« intelligence » artificielle conduit à une recomposition du travail au sein des métiers par l’automatisation de certaines de leurs tâches et non à une substitution.

Elles pèchent ainsi dans les deux registres d’analyse, celui de la diffusion des technologies nouvelles et celui du travail. Elles aboutissent à des résultats qui ne sont que des effets de communication qui font peur ou qui rassurent. Elles contribuent ainsi à former ces nuages idéologiques qui embrouillent la vision du citoyen.

L’histoire de l’intelligence artificielle est récente et la désignation même de la discipline est fondée sur une approximation sémantique. On fait en effet remonter sa naissance au séminaire scientifique organisé en 1956 au Dartmouth College (New Hampshire, États unis) pour réfléchir aux avancées matérielles et logicielles nécessaires, afin qu’advienne une « intelligence artificielle ». C’est dans l’invitation adressée aux chercheurs que figure cette expression qui n’a ensuite pas été remise en question par les participants. S’en est suivi une période faste d’investissement dans la recherche, dopée par une perspective inouïe : créer des machines qui raisonnent. Mais elle s’est vite épuisée faute de résultat tangible et entre 1974 et 1980, les recherches ont été gelées. Ce fut le premier « hiver » de l’intelligence artificielle. Une relance des investissements eu lieu dans les années 80 autour de la création des « systèmes experts », mais ceux-ci faute de résultats significatifs conduisirent à un deuxième hiver (1987-1993). Nous sommes aujourd’hui dans un troisième « printemps » rendu possible par le développement exponentiel des données et la mise au point d’algorithmes permettant l’apprentissage profond.

Il y aurait lieu de s’interroger sur ces freinages – relances. Sont-ils les effets d’emballements dans les esprits, confrontés à des avancées techniques qui tâtonnent dans les faits ? Un article récent paru dans Le Monde titrait sur « les craintes d’une bulle autour de l’intelligence artificielle générative », en soulignant que des analystes aujourd’hui alertent sur le dépassement des dépenses, notamment en capacité de calcul informatique, sur les revenus [10] ; un autre soulignait des coûts énergétiques qui pourraient devenir colossaux [11] ; un autre encore le problème géopolitique que pose l’utilisation de métaux rares nécessaires aux équipements qui proviennent pour certains quasi exclusivement de Chine, donnant à cette dernière un pouvoir d’action contraignant sur les économies numériques [12]. Sur ce troisième printemps pèse donc déjà quelques menaces de refroidissement.

La spirale consumériste du développement numérique

A l’occasion de mes lectures, j’ai découvert un concept qui fleure bon son idéologie productiviste : « La dette technologique ». C’est une resucée des moutons de Panurge, en moins poétique toutefois. Elle fait référence à l’utilisation par une organisation de technologies dépassées ou inefficaces, ce qui entraîne pour elle un retard ou une inefficacité productive. Ce retard est qualifié de « dette » car elle devra être nécessairement remboursée. L’entreprise qui n’y consentirait pas prendrait en effet le risque de perdre sa place sur les marchés, voire de disparaître. Est ainsi diffusé dans les esprits des dirigeants d’entreprise l’idée d’une inéluctabilité d’un « progrès » technologique sans faille. C’est évidemment une invitation à s’engager dans les innovations technologiques dès qu’elles semblent de nature à créer une rupture productive.

Mais ce concept a aussi à faire face à une réalité plus large que lui. L’intelligence artificielle est une grande consommatrice d’énergie et son développement, faute de pouvoir se faire en prenant sur les consommations actuelles, suppose le développement parallèle de la production d’électricité. C’est ce qu’a bien compris Eric Schmidt [13], un ancien PDG de Google. Sa tribune parue au début de cette année en France est un excellent exemple de la manière dont les GAFAM souhaitent déblayer le terrain devant elles et continuer à faire des affaires très lucratives, sans entraves techniques ni idéologiques. « L’IA est très gourmande en électricité » reconnait-il « une seule requête sur ChatGPT, par exemple, consommant dix fois plus d’énergie qu’une recherche classique sur Internet ». Il indique que la consommation d’électricité nécessaire au développement de l’IA devrait être multipliée par plus de vingt entre 2023 et 2030. La direction à prendre ne fait pour lui aucun doute, pour des raisons expédiées en quelques mots : « La mise en place d’un approvisionnement durable en électricité à l’appui de la révolution de l’IA s’inscrit dans l’intérêt des États-Unis et bénéficiera également à d’autres pays, au travers d’améliorations considérables en matière de santé, d’éducation, de sciences, de sécurité nationale, etc. ». Conscient toutefois que cette consommation nouvelle ne saurait se faire au détriment des utilisations actuelles, il milite donc pour le développement d’une énergie non carbonée aux États-Unis. Il propose d’y raccourcir les délais administratifs afin d’accélérer les ouvertures d’infrastructures énergétiques, d’y redémarrer des centrales nucléaires existantes déjà reliées au réseau ou d’en bâtir de nouvelles plus petites et plus fiables, de développer l’innovation énergétique en se concentrant sur l’énergie de fusion nucléaire – sur laquelle de nombreuses recherches ont lieu mais qui sont encore très loin de la maitrise technique qui permettrait d’envisager un développement industriel à moyen terme – et en attendant ce moment béni où sera enfin réglé le problème énergétique, que les États-Unis aillent chercher de l’énergie peu chère et abondante à l’étranger, citant le Japon et le Canada.

La révolution numérique face à la concurrence des autres activités humaines consommatrices d’énergie

Notre planète est secouée par l’activité humaine qui touche à ses limites matérielles et vivantes : la disparition progressive des énergies fossiles et de certains minerais, le changement climatique, la diminution de la biodiversité, les pollutions, la pression démographique, sans parler des guerres qui sont aussi une activité humaine.

Le développement économique des deux derniers siècles, cause de l’atteinte de ces limites,  a principalement été porté par l’utilisation croissante d’énergie fossile ou minérale (ceux que cette question intéresse pourront poursuivre leur lecture sur ce bloc-notes en se rendant sur « De la productivité du travail et de certaines de ses conséquences… »).

L’apport de la « rationalisation » du travail, face à elle, n’a été que marginale. Or la révolution numérique contrairement aux précédentes, ne sera génératrice de productivité qu’au travers cette rationalisation. Celle-ci n’est, s’agissant de l’intelligence artificielle, pour l’instant qu’une vague promesse. Elle est en revanche d’ores et déjà, et de plus en plus, consommatrice d’énergie. Elle entre donc directement en concurrence avec toutes les autres activités humaines qui en ont besoin. Sauf à entrer dans la spirale du développement énergétique nucléaire comme le propose Eric Schmidt, la consommation devra se réguler en fonction de l’utilité sociale des activités. A cette aune, que pèsera le numérique et particulièrement l’intelligence artificielle ?

 

[1] Voir « Combien de temps encore pourrai-je abuser de ta candeur ? », un article d’Hervé Le Tellier paru dans le Monde du 20 juillet 2023 dans lequel il s’amusait à poser à ChatGPT des questions Oulipo comme celle-ci : « Qu’est-ce qui coûte le plus cher : les yeux de la tête ou la peau du cul ? ».

[2] Daniel Andler,  Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme. Gallimard, Paris, 2023.

[3] Cité dans Intelligence artificielle, intelligence humaine : la double énigme

[4] Luc Julia, L’intelligence artificielle n’existe pas, First éditions, Paris, 2019, p 122. Luc Julia est un informaticien Français, cocréateur de Siri, l’assistant vocal d’Apple.

[5] Ibidem, p 119

[6] Source : « Les sacrifiés de l’IA », documentaire d’Henri Poulain, France, 2024 

[7] Les approches sociotechniques sont nées à la fin des années 40, en vue d’une détaylorisation du travail. L’organisation y est vue comme la mise en relation d’un système technique et d’un système social. Dans cette perspective, toute innovation ou changement technique a nécessairement un impact social qu’il s’agit d’évaluer et de corriger dans ses effets néfastes pour les travailleurs qui y sont soumis. Lire à ce sujet : Christian Michelot et Oscar Ortsman, Actualité de l’approche sociotechnique

[8] Récemment (octobre 2024 à février 2025), l’Anact, en partenariat avec l’OIT (Organisation Internationale du Travail), a organisé un cycle de conférences intitulé « Intelligence artificielle, de quoi parle t’on ? Quels enjeux pour les milieux du travail ». C’est un séminaire utile, faisant état de travaux d’experts ou de chercheurs, mais qui ne saurait remplacer des analyses du travail issues de travaux de terrain.

[9] « Intelligence artificielle : Les fumeuses prévisions sur le futur de l’emploi », dans Revue Constructif n° 54, octobre 2019

[10] « Les craintes d’une bulle autour de l’intelligence artificielle générative », Le Monde du 12/07/2024

[11] « Les promesses de l’IA grevées par un lourd bilan carbone », Le Monde du 04/08/2024

[12] « D’ici à 2030  la consommation d’électricité des data centers sera équivalente à celle du Japon », Le Monde du 10/04/2025

[13] « Nous avons besoin d’énergie pour l’IA, et de l’IA pour notre énergie », tribune d’Eric Schmidt, Le Monde du 01/01/2025

Histoire du travail, Images

La Chine sous Mao ou le travail pris dans les filets de l’idéologie – 2ème partie

La première partie de cet article consacré aux représentations du travail sous la République Populaire de Chine s'était arrêtée en 1965 (Voir La Chine sous Mao ou le travail pris dans les filets de l’idéologie – 1ère partie). En voici la suite qui s'ouvre sur le Révolution culturelle et s'achève sur les mutations économiques ouvertes après le décès de Mao Tsé-toung.

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