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Manuel d'écologie du travail

Manuel d’écologie du travail – La technicité du travail

Voici la deuxième partie du Manuel d’écologie du travail [1]

Manuel d'écologie du travail

La technicité du travail

 

Pourquoi dis-tu que le travail n’est qu’humain ? Ne dit-on pas aussi que les abeilles ou les machines travaillent ?

Au diable l’avarice, tu pourrais même ajouter Dieu à ta liste. N’est-ce pas ce qu’il aurait fait en créant la terre, le ciel et tous les vivants qui les habitent ?

Cela confirme que c’est un mot d’une grande plasticité qui se prête à de multiples usages, plus ou moins métaphoriques. Loin de moi de bannir cette polysémie qui est une richesse de la langue et de ses jeux. Mais si l’on veut se comprendre, dans une recherche sur ce qu’est le travail et ce qu’il peut ou devrait devenir, alors il faut préciser les sens dans lesquels on l’emploie et faire le tri parmi toutes ses acceptions possibles. Déjà nous l’avons distingué comme collectif ou singulatif. Continuons dans cette voie.

D’abord, est-ce que les abeilles travaillent ? Il existe chez elles une division des tâches très claire entre les ouvrières et les soldats. En outre, on voit ces ouvrières, toujours au turbin, dans les forêts, les champs ou les prés, en train de butiner pour pouvoir rapporter à la ruche du miel. Il existe même un langage qui leur permet de communiquer entre elles pour se dire où sont les lieux de collecte. La ressemblance avec ce que nous faisons est donc grande, même troublante. Mais pour que cela soit un travail pleinement comparable au nôtre, il y manque au moins une chose fondamentale : depuis que les abeilles sont abeilles, elles n’ont jamais procédé différemment qu’aujourd’hui pour produire du miel. Notre travail, lui, est toujours technique et nous n’avons jamais cessé de le faire évoluer grâce à cela, à un rythme plus ou moins rapide : maîtrise du feu, invention de la céramique, du tissage, de l’écriture, de la roue… jusqu’aux centrales nucléaires ou les ordinateurs d’aujourd’hui.

Et les machines alors ?

Comme les travailleurs, elles produisent. Elles ont même des capacités que nous n’avons pas. Nous ne savons pas voler, ni produire des glaces sans elles. Mais produire n’est pas travailler. D’abord, contrairement aux abeilles, c’est grâce à nous qu’elles existent. Ce sont nos enfants matériels, conçus et construits par nous et notre intelligence collective. Mais cela ne suffit pas à distinguer leur activité productive de la nôtre. Il existe deux différences fondamentales : la première, c’est que lorsque nous travaillons, nous avons conscience de ce que nous faisons et de la raison pour laquelle nous le faisons, même lorsque nous ne sommes pas d’accord pour le faire. La deuxième, c’est que nous restons libres, même dans la contrainte, et pouvons refuser de travailler, ce qu’une machine ne fera pas, ou si elle le fait, on appellera cela, tout simplement, une panne.

Et Dieu ? C’est lui qui nous a créés, comme nous avons créé des machines ; il est conscient de ce qu’il fait et il était parfaitement libre de ne rien faire. Quant à la technique…

Eh bien, c’est là la grande différence avec nous. Quand, dans la Genèse, Dieu dit « que la lumière soit » et que la lumière fut, il fait là quelque chose d’extraordinaire, qui ne ressemble absolument pas à notre travail. Nous sommes bien plus besogneux et terrien que cela. Nous sommes incapables de créer, seulement par la parole. Il nous faut une équipe, des savoirs accumulés, des outils, des efforts, de la patience… Notre travail est aux antipodes de l’acte créateur divin. Quel homme peut dire : « que le téléphone portable soit » et qu’il sorte du néant pour arriver dans sa main ? Non, on ne saurait comparer le travail de Dieu au nôtre, même si on peut en rêver.

Au fond, si je te comprends bien, l’expression « travail humain » est un pléonasme. L’argument de la technique d’ailleurs dans les trois cas aurait suffit à le montrer. Mais est-ce que tu veux dire que travail et technique, c’est la même chose ?

Non, ce ne sont pas des synonymes. L’un est l’attribut nécessaire de l’autre. Notre travail est technique, c’est sa qualité et ce qui fait sa spécificité ; et il l’est toujours, même quand nous n’utilisons ni outil, ni machine alors que la technique est, elle, une production intellectuelle matérialisée, externalisée.

Pourquoi est-ce que je dis que le travail est technique ? Parce que fondamentalement, c’est une résolution de problème, c'est-à-dire qu’il mobilise nécessairement notre corps et  notre intelligence. Le monde matériel n’a jamais cessé de nous provoquer et de mettre des obstacles à nos intentions ou nos projets, et à chaque fois, nous cherchons à y répondre comme à un défi, avec intelligence.

Regarde combien les enfants peuvent déjà déployer d’astuces dans leurs jeux, pour progresser et faire mieux à chaque fois. C’est cette même disposition pratique qu’ils pourront mettre en œuvre dans le travail plus tard, s’ils le veulent.

Nous n’avons pas besoin d’outils pour travailler, parce que notre corps lui-même –notamment notre main – en est déjà un. Par exemple, quand à une fontaine, tu mets tes mains en forme de bol, pour recueillir son eau, ou lorsque tu fais la courte échelle à un ami pour qu’il puisse attraper des cerises à un arbre dont les branches sont trop hautes, n’utilises-tu pas des outils de chair ?

Oui, mais cela reste très limité

Certes, on peut faire beaucoup mieux et beaucoup plus avec des supplétifs. Mais il ne faut jamais oublier que notre corps est notre premier outil, que nous sommes outils. Et malheureusement, dans beaucoup de métiers ou d’activités professionnelles, même encore aujourd’hui il est mis à rude épreuve. Je me rappelle de ce que tu m’as dit de ton travail de plongeur et de l’état de fatigue dans lequel tu étais en fin de journée.

Taylor, un ingénieur américain, a mis au point au début du XXème siècle une méthode de décomposition du travail pour l’optimiser. Les activités sur lesquelles il l’a mise en pratique n’étaient que des activités manuelles : porter des gueuses de fonte, contrôler des billes pour roulements de bicyclettes ou terrasser à la brouette… C’est l’effort des corps qui devait ainsi assurer des gains de productivité dont il proposait le partage des fruits entre ceux qui les avaient consentis et leur patron. Mais même en recrutant et formant les meilleurs à ces méthodes, les gains restaient modestes, comparés à ce qu’apporte une innovation technique.

Les capacités humaines varient peu d’un individu à un autre. Un psychologue américain, David Wechsler, a calculé qu’elles se maintenaient dans une fourchette d’environ 1 à 2, selon le type d’activité examinée. Et dans la durée – travailler, ce n’est pas courir un 100 m une seule fois dans la journée –, il est probable que l’écart est encore moindre. En revanche, avec l’aide d’outils ou encore plus avec des machines, la puissance de l’homme se trouve démultipliée.

Pour se donner un ordre de grandeur de cette démultiplication, on peut utiliser l’échelle des puissances des « machines » productrices d’énergie. La puissance motrice d’un homme est en moyenne inférieure à 100 watt. On évalue celle d’un cheval à un peu plus de 700 watt, celle d’une turbine à gaz de 10 à 100 millions de watt. Avec un réacteur nucléaire, on atteint un milliard de watt. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les hommes, lorsqu’ils domestiquent ces énergies, ne jouent plus dans la même catégorie de puissance que leurs congénères qui ne les maîtrisaient pas.

Taylor, le promoteur des méthodes de « rationalisation scientifique » du travail, le savait très bien lui-même. Alors qu’il obtenait avec ces méthodes des gains de productivité, assis sur la force humaine, qu’il évaluait à quelques dizaines de pourcent, il était aussi l’inventeur des aciers à coupe rapide qui ont permis à son époque le doublement voire le triplement des capacités de production des machines-outils.

Mais alors pourquoi demander à l’homme des efforts alors que la technique pourrait nous en affranchir ?

C’est une question essentielle, mais à laquelle je ne peux pas répondre pour le moment. Garde-la en tête, nous y reviendrons. Toutefois, pour préparer cette discussion, je te propose qu’on examine les trois effets principaux que génère la technique lorsqu’elle est mise en œuvre au sein de la division intérieure du travail : sur le résultat du travail, en qualité et en quantité, et sur son exercice, c'est- à- dire les conditions de travail.

Commençons par les conditions de travail comme ta question nous y invite. Il semble à beaucoup que l’évolution technique aille plutôt dans le sens d’une amélioration de l’agrément des usagers et d’une détérioration de celui des travailleurs. Mais ce n’est pas si simple. En fait, l’innovation dans les techniques de production reconfigure l’organisation du travail et l’interface homme – machine. Elle peut résoudre des problèmes à un endroit, par exemple en allégeant un travail physiquement éprouvant, mais en faire apparaître de nouveaux en amont ou en aval, au moment de l’entrée ou de la reprise du processus par des travailleurs. Elle crée aussi de nouvelles fonctions de surveillance et de gestion des aléas mécaniques.

Néanmoins, il existe de très nombreux exemples que l’on peut tirer de l’histoire, d’amélioration des conditions de travail grâce à la technique. Le plus emblématique que je connaisse est tiré de l’exploitation minière. La mine est en effet un milieu artificiel et hostile à la vie humaine. Elle s’est néanmoins imposée comme un lieu de travail nécessaire pour approvisionner les métiers du fer. Mais pour pouvoir y travailler, donc y vivre, il faut résoudre un grand nombre de problèmes : d’aération, d’éclairage, de pompage des eaux, de transport des roches et des minerais, etc. L’art de la mine suppose notamment de recréer sous terre des conditions de vie et de travail se rapprochant de celles de la surface. Mais ces dernières sont restées longtemps très éprouvantes et souvent mortelles, car le niveau technique ne permettait pas de créer un milieu de vie et de travail satisfaisant. Il a fallu attendre la fin du Moyen- Âge pour que l’exploitation minière franchisse un seuil d’acceptabilité humaine. Au XVème siècle, les progrès du pompage d’air sain et de l’exhaure, c’est-à-dire de l’aspiration et de l’évacuation de l’eau, atteignirent un niveau de sécurité satisfaisant. Le métier de mineur, qui jusqu’alors était confié à des esclaves ou des condamnés, devint attractif. Des ouvriers allemands se taillèrent même une flatteuse réputation : on s’arrachait leurs équipes, itinérantes de mine en mine.

En fait, un milieu de travail, sauf à se passer d’hommes, doit être aussi un milieu de vie

Exactement, et la technique peut puissamment y contribuer. Mais poursuivons notre examen.

Elle a aussi un effet sur la qualité de ce qui est produit. Les deux grands types qu’on distingue aujourd’hui correspondent aux deux grands processus de production. Dans la qualité artisanale, la technicité appartient à l’artisan. C’est lui qui avec ses outils et éventuellement l’appui de machines (un four pour le céramiste, un foyer pour le forgeron…) va donner sa forme à l’objet. Même s’il reproduit plusieurs fois le même, chacun d’entre eux sera reconnaissable par un œil averti. La qualité industrielle est, elle, une création spécifique de l’ère industrielle. Elle se caractérise par une absence d’auteur individuel. La technicité n’appartient pas au travailleur, mais au réseau technique. C’est lui qui va permettre la production d’objets similaires, produits en grand nombre. Mais même lorsque la production n’est faite qu’à l’unité (un paquebot, une navette spatiale…), ce type de qualité se retrouvera dans toutes les composantes de l’ensemble technique.

On considère habituellement que la qualité artisanale est supérieure à la qualité industrielle. Mais c’est loin d’être toujours vrai. En effet, l’industrie, en s’appuyant sur des connaissances scientifiques amples et des techniques fines qui les mettent en œuvre, a permis de résoudre des problèmes techniques qui ne pouvaient être résolus auparavant. C’est ainsi, pour poursuivre sur l’exemple des mines, que le problème de l’épuisement des eaux a pu être résolu à grande échelle à partir du XIXème siècle grâce à des pompes élévatoires refoulantes. La pompe était connue depuis au moins le IIème siècle avant l'ère commune. Mais en revanche, il a fallu attendre l’ère industrielle pour que l’on sache réaliser des tuyaux pouvant résister à de hautes pressions et usiner des corps de pompe assez précis pour travailler efficacement à haute pression.

Mais c’est évidemment son effet quantitatif qui est le plus connu.

Tu m’en as donné un avant-goût avec les différences de puissance mécanique entre l’homme, le cheval et les moteurs thermiques

Oui, c’est d’ailleurs le fond de l’affaire. La croissance des deux cents dernières années doit, je pense, beaucoup à l’intégration progressive des énergies matérielles fossiles, domestiquées, dans tous les processus productifs, même si ce n’est évidemment pas la seule cause.

La productivité du travail est le rapport entre la quantité produite d’un bien ou d’un service et le temps nécessaire pour le réaliser. Elle évolue en raison directe de la technicité du travail. Celle-ci ne se réduit pas aux outils et aux machines, mais est le résultat de l’organisation et de la conception du travail qui les intègrent. L’homme reste aux manettes, mais du fait des extraordinaires progrès techniques accomplis dans de nombreuses activités, il n’est pas besoin d’en mobiliser autant.

L’exemple le plus impressionnant en la matière est fourni par l’agriculture. Depuis son invention, il y a dix mille ans environ, elle occupait, pour nourrir les populations locales, plus des trois quarts de ses habitants en état de travailler. En France, à partir de la révolution de 1789, le nombre d’agriculteurs n’a cessé de diminuer et ils représentent aujourd’hui moins de dix pour cent des actifs. Alors qu’au début du XIXème siècle, un paysan nourrissait 4 personnes, aujourd’hui il en nourrit plus de 12. Cela n’a été possible que grâce à une démultiplication équivalente de la productivité du travail agricole qui a porté sur tous ses aspects : rotation des cultures, fumures, irrigation, sélection animale et végétale, mécanisation, protection des cultures et des animaux, travaux d’infrastructures agricoles, etc.

Oui, et tous ces bras ainsi libérés sont allés faire quoi ?

On touche là à l’une des conséquences les plus visibles socialement de l’amélioration continue de la productivité du travail. Elle change les métiers dans leur contenu et diminue le nombre de travailleurs nécessaires pour les tenir. Mais pour ne pas réduire les autres au chômage ou à l’inactivité, il faut que se créent en même temps de nouvelles activités et de nouveaux métiers.

Dans un premier temps, l’exode rural a permis d’apporter à l’industrie naissante la main d’œuvre dont elle avait besoin. Aujourd’hui, l’emploi industriel également diminue et ce sont les activités de service qui se développent. Mais, ce mouvement de substitution ne fonctionne pas sans générer des problèmes sociaux d’adaptation aux nouveaux processus de travail et, depuis de nombreuses années en France, un fort taux de chômage. Mais cette question relève d’une approche du travail entendu comme un collectif. Nous la traiterons mieux plus tard.

Revenons aux trois effets principaux de la technique à l’échelle d’une unité de travail et de ceux qui l’effectuent. Est-ce qu’ils sont maintenant clairs pour toi ?

Oui. Elle a un impact sur les conditions de travail, sur la qualité et la quantité de ce qui est produit. Et lorsque la productivité du travail s’accroît, les emplois dans leur nature et leur nombre changent

C’est bien cela.

J’ai présenté ces trois facteurs comme des effets, mais parce qu’ils sont bien connus et que le travail est intentionnel, ceux qui le conçoivent et l’organisent peuvent les convertir en objectifs. Or, ils ne sont pas indépendants entre eux. Si je veux améliorer la qualité, cela peut avoir des conséquences sur les conditions de travail et sur les quantités produites. Et il en est ainsi pour chacun d’eux vis-à-vis des autres. Toutefois, s’ils ne sont pas indépendants, ils ne sont pas non plus mécaniquement liés. Quand l’un s’accroît, l’autre ne diminue pas automatiquement. En fait il s’agit d’un équilibre à trouver en agissant sur de multiples leviers concrets. Cela, les syndicalistes et les conseillers en santé du travail le savent bien.

Mon expérience en la matière est assez réduite, mais j’ai nettement l’impression que c’est la quantité qui est recherchée dans les entreprises, éventuellement la qualité, mais que les conditions de travail sont la dernière roue du carrosse

Les enquêtes conduites depuis vingt ans confirment ton impression : les conditions de travail ont tendance à se dégrader en France et en Europe. On voit même émerger des préoccupations nouvelles de santé, autour des impacts psychiques du travail. Toutefois, tu parles des entreprises, mais c’est un phénomène plus général qui affecte aussi les associations et les administrations dont on pourrait penser qu’elles porteraient plus d’attention aux conditions de travail.

Comment peut-on expliquer cela ?

Expliquer, je n’en serais pas capable, mais présenter quelques raisons crédibles, oui. Je pense par exemple à l’orientation productiviste de notre civilisation, aux règles du jeu de l’économie dominante et au salariat qui l’accompagne. Mais procédons par étape, en examinant d’abord la dimension sociale du travail qui s’exprime aujourd’hui, pour le plus grand nombre de travailleurs, sous forme de relation salariale.

 

[1] Merci Charles pour l’intrigante illustration de couverture que tu m’avais à l’époque dessinée. Voir son site, en cliquant ici.

Agriculture, Histoire du travail

Une révolution agricole à bout de souffle

Le terme de « révolution » est de nos jours assez galvaudé et on s’y perd souvent dans leurs nombres et leurs temporalités. Un article récent par exemple annonce une septième révolution agricole, sans préciser quelles étaient les précédentes [1]. Il me semble toutefois parfaitement légitime d’utiliser cette expression pour ces 200 dernières années dans la mesure où elles ont effectivement abouti à renverser la démographie professionnelle de notre pays ainsi que je l’ai montré précédemment (« Les mutations longues du travail : le cas de l’agriculture »). Mais cela ne signifie pas pour autant que son moteur ait été le même sur toute cette période. Cela peut d’ailleurs être un sujet d’étonnement, car tout s’est passé comme si, lorsqu’une dynamique productive s’étiolait, une autre prenait le relais, comme si donc une volonté productiviste largement partagée était à l’œuvre en arrière-plan et donnait son unité à l’ensemble de la période.

De la multiplicité des facteurs de changement dans la production agricole

Les historiens et les économistes qualifient de révolution industrielle, la transformation productive que les sociétés occidentales ont connue à partir du XVIII° siècle. Cette qualification est juste, mais incomplète, car elle a été indissociablement liée à une révolution agricole, l’agriculture fournissant la main d’œuvre dont l’industrie avait besoin pour prospérer, cette dernière lui procurant en retour de nouveaux moyens de développer sa productivité. Mais si l’industrie est régie de part en part par le capitalisme, cela n’a pas du tout été le cas de l’agriculture, dont le mode de production spécifique a résisté longtemps – et toujours d’ailleurs, au moins en partie – au capitalisme. En revanche, ces révolutions sont toutes deux portées par une finalité commune, technico-productiviste, qui les embrase. En effet, ce sont des enchainements de processus complexes, qui mobilisent tous les acteurs d’une société dans tous les registres de leur vie : sociale, culturelle, technique, économique, idéologique…

Les multiples facteurs de mutation matérielle de l’agriculture peuvent être rangés dans 3 catégories différentes : externes, agraires et agricoles [2].

  • Les facteurs externes sont des impulsions qui proviennent de la société globale : l’essor démographique, l’évolution des mentalités, de la consommation alimentaire, l’aménagement des moyens de transport, le développement du commerce, la disponibilité en capitaux d’investissement, etc.
  • Les facteurs agraires sont ceux qui structurent et organisent le fonctionnement économique et social de l’agriculture : la structure de propriété des terres, les modes d’exploitation, les règles d’usage communautaire, l’encadrement de l’agriculture, etc.
  • Enfin, les facteurs agricoles sont ceux qui modifient la pratique même de l’agriculture. Ils appartiennent à deux registres. Le premier est agronomique : la domestication d’espèces et la sélection variétale, la modification des rotations culturales, l’extension des terres cultivées, les apports au sol, aux plantes et aux élevages (eau, fumure, amendements, aliments du bétail, minéraux…), la protection des animaux et des végétaux, les grands travaux d’infrastructure agricole (irrigation, terrassement, drainage…), etc.  Le deuxième registre relève de la technicité du travail : les outils, les instruments de travail du sol, les machines et dispositifs pour la récolte et sa première transformation, les modes de traction (animale puis mécanique)…

C’est l’évolution, en France, des facteurs agraires et agricoles sur lesquels nous allons nous concentrer car ce sont eux qui ont modifié en profondeur la technicité du travail paysan.

Trois époques peuvent être distinguées qui correspondent à des transformations significativement différentes de l’agriculture. Une première époque court de la révolution française jusqu’au milieu du XIX° siècle. C’est une phase de transition sans innovation technique majeure qui se caractérise par un dernier accroissement de la population agricole, tout en se combinant à la première diminution relative de sa place dans la démographie nationale. Une deuxième lui succède jusqu’à la seconde guerre mondiale pendant laquelle s’engage une diminution continue du nombre des actifs agricoles. On y voit apparaître les mécanisations et les techniques agronomiques modernes. Enfin, la troisième correspond au développement de l’agriculture contemporaine, qui se caractérise par des sources de productivité de plus en plus produites à l’extérieur des exploitations agricoles (engrais, phytosanitaires, machines agricoles…).

La présentation historique qui suit souffre d’un certain nombre de lacunes car si les innovations et découvertes sont bien renseignées dans la littérature, la manière dont les campagnes, dans leurs diversités, se les sont appropriées l’est beaucoup moins. Or, c’est dans cette temporalité que se niche la réalité des effets du changement technique. En outre, les données quantitatives sont souvent déficientes, notamment sur la première époque. Néanmoins, en l’état et à grands traits, elle suffit à mettre en relief le nombre et la variété des facteurs techniques en jeu ainsi que la manière dont ils ont, progressivement, transformé en profondeur le travail agricole et le rapport productif des hommes à la terre.

Première époque : une révolution venue d’ailleurs (1789-1850)

Comme le souligne Henri Mendras [3], les sociétés paysannes sont marquées par la stabilité et la continuité –  le semeur de Jean-François Millet l’illustre bien. Les mécanismes du changement y sont très lents et une nouveauté n’y est acceptée que lorsqu’elle n’y apparaît plus nouvelle, parce qu’elle s’est intégrée dans le système existant. C’est pourquoi les rythmes de l’innovation ne sont pas ceux de leur application dans les campagnes. Des façons différentes de pratiquer l’agriculture (outils, machines, itinéraires culturaux, nouvelles espèces ou variétés…) peuvent être connues depuis longtemps et n’être que très lentement adoptées, voire ne pas l’être du tout. L’agriculture se structure d’abord localement, et les raisons valables ici n’ont pas forcément cours là.

C’est ainsi que les méthodes d’agriculture intensive qu’avaient inventées les Flamands au XV° et XVI° siècle ont été, au XVIII° siècle, massivement importées dans les grandes cultures en Angleterre, mais n’ont que très marginalement pénétrées en France à cette époque. Elles y sont apparues au début du XIX° siècle seulement, timidement d’ailleurs dans un premier temps.

Quelles étaient ces méthodes nouvelles ?

Elles ont consisté en une modification de la rotation des cultures, au sein de laquelle la jachère a été remplacée par des cultures qui améliorent le sol (luzerne, trèfle) et d’autres qui le nettoient (navet, betterave) [4]. Cela permet à la fois d’augmenter la production sur une même terre et d’améliorer l’alimentation du bétail en lui permettant de mieux passer l’hiver grâce aux foins récoltés. Les fermes pratiquaient toutes un système de polyculture-élevage, le gros élevage étant encore essentiellement conçu comme un moyen de production (traction animale pour le transport et le labour, apport de fumier sur les cultures) et non comme une fin alimentaire (viande ou lait).

Cependant, cette modification des rotations s’est propagée trop lentement dans les campagnes pour qu’on puisse lui imputer un rôle majeur. A elle se sont ajoutés d’autres facteurs : des cultures nouvelles ont été introduites à cette même époque, notamment la pomme de terre qui peut prospérer sur des terres médiocres, les betteraves adaptées aux limons où elles peuvent pivoter et le colza qui est une bonne tête de rotation. Les friches, comme les jachères, ont également reculé. Il s’en est suivi en France une augmentation de la production agricole et l’éloignement des disettes. Toutefois, à la fin de cette période (1845-1847), eut encore lieu la dernière qu’ait connue la France, ce qui montre que l’agriculture restait fortement dépendante du contexte climatique et épidémique.

Cette phase de démarrage de la révolution agricole doit peu à la mécanisation, ou à des découvertes techniques ; elle relève plutôt d’une logique de diffusion ou d’essaimage, par l’introduction, progressive et variable selon les terroirs, de méthodes et d’outillages éprouvés et connus des agronomes depuis longtemps.

A partir du règne de Louis-Philippe, une politique agricole a commencé à se mettre en place pour développer de nouvelles pratiques et intensifier la production. Ont été ainsi institués des inspecteurs généraux d’agricultures, des comices agricoles, octroyées des subventions aux organisateurs de concours agricoles ou créées les premières fermes modèles [5]. C’est aussi à cette époque que de nombreux nobles et notables se retirèrent sur leurs terres et mirent en valeur leurs biens fonciers par de nouvelles méthodes et des matériels perfectionnés. Ils servirent ainsi d’exemple et de diffuseurs de l’agriculture moderne auprès de la paysannerie.

Finalement sur cette période, la productivité de la terre a crû du fait de la suppression de jachères, de l’extension des terres en cultures et du rendement de celles-ci, comme cela a été le cas pour le blé qui serait passé de 8.5 quintaux à l’hectare en 1800 à 10.5 en 1850, soit une croissance d’un quart environ, en cinquante ans [6].

En revanche, l’intensification productive de cette phase et l’extension des terres cultivées n’ont pas conduit à une diminution de l’emploi agricole. En effet, sur cette période, il est passé de 19 à 20 millions de personnes. Il est possible en outre qu’il y ait eu en même temps un accroissement du temps de travail nominal. Cette dernière hypothèse manque de preuve – le temps de travail n’a de sens que dans un cadre salarial où il est compté, ce qui n’était pas le cas des sociétés paysannes. On peut toutefois y avoir recours, en se fondant sur les particularités du travail agricole.

L’agriculture se caractérise par des intensités de travaux qui dépendent de la saison et de la nature des productions. Les cultures annuelles sont soumises à des pics d’activité sur certaines de leurs séquences : lors des labours, des semis et surtout des récoltes car le temps pour les réaliser y est particulièrement compté. Le battage est lui aussi chronophage, mais il peut être effectué en dehors de toute urgence, en morte-saison. L’élevage laitier suppose une mobilisation quotidienne pour les traites alors que l’élevage allaitant demande de la surveillance itinérante. La basse-cour s’accorde bien avec la temporalité et la localité du travail domestique. La combinaison sur une même exploitation de cultures et d’élevage, dominante en France jusqu’au XX° siècle, permettait donc d’assurer une activité continue sur l’année, avec des pointes lors de certaines phases. Mais ces pointes pouvaient être des goulots d’étranglements auxquels il était impératif de faire face sous peine de perdre le travail de l’année. Aussi, pour ces tâches, la mobilisation familiale, l’entraide villageoise, mais aussi la participation, soit d’artisans, soit d’ouvriers des industries rurales pouvaient permettre de les assurer. L’outillage pouvait également faire gagner du temps. Ainsi, alors que les moissons se faisaient depuis le néolithique à la faucille, la faux, réservée initialement à la fenaison, a commencé au XIX° siècle à être utilisée également pour la moisson. Elle permettait d’abréger du tiers sa durée ou d’économiser d’autant la main d’œuvre. Elle avait pour inconvénient en revanche, de faucher trop bas et donc de laisser peu de chaume pour fumer la terre, et d’égrener les épis – ce qui était en revanche un avantage pour les glaneuses.

Les travailleurs familiaux, indépendants, ne comptaient évidemment pas leur temps, mais se calaient en la matière sur ce qu’il était nécessaire de faire. Pendant cette première époque, au cours de laquelle les facteurs de productivité du travail étaient finalement peu nombreux, on peut donc imaginer que l’augmentation de la production par travailleur a été aussi le résultat d’une intensification du travail, par augmentation de fait de sa durée. C’est ce que soutient par exemple Paul Bairoch qui estime que cette croissance a dû se situer dans une fourchette de 10 à 30 % [7]. Mais d’autres phénomènes ont pu également jouer qui rendent difficiles l’affichage de certitudes. Par exemple, à cette époque on sait que disparaissaient des campagnes les activités textiles assurées sur les exploitations, ce qui a eu pour effet de redonner de la disponibilité aux travailleurs agricoles qui les exécutaient.

Deuxième époque : mécanisation et naissance de la chimie agricole (1850-1950)

Cette deuxième phase, plus longue que la précédente, est très hétérogène sur le plan des facteurs d’amplification de la productivité agricole. Elle a à la fois bénéficié des dynamiques de l’époque précédente en poursuivant leurs diffusions, et vu apparaître des innovations techniques qui allaient s’épanouir lors de la troisième.

Le désenclavement des campagnes a lieu pendant le second Empire avec le développement du chemin de fer, des routes et des canaux qui permettront d’y acheminer les intrants [8] et d’y chercher les produits des récoltes, tout en les exposant à une concurrence plus large. C’est aussi l’époque des grands travaux d’infrastructure agricole : assèchement du Marais Poitevin, drainage des régions humides comme la Brie, irrigation de la Provence…

Le machinisme progresse pendant le XIX° siècle puis s’amplifie à partir du début du XX° siècle, mais jusqu’à la fin de cette deuxième époque seule la force animale restera utilisée pour le mettre en mouvement. Sur le plan des labours, l’usage du cheval se répand et la charrue, qui retourne le sol, remplace l’araire, qui ne faisait que le gratter : le « brabant » [9] va se généraliser dans la première moitié du XX° siècle. La faucheuse est introduite à partir de 1860 et se développe d’abord dans l’Est. Sur le plan du battage, le fléau disparaît progressivement au profit de machines à battre dont les premières apparaissent dans le Nord de la France. A la veille de la seconde guerre mondiale, presque toutes les exploitations de plus de 5 hectares ont atteint un niveau de mécanisation simple avec charrue, semoir, faneur, faucheuse…, tout en en restant à la traction animale. La seule mécanisation motorisée qui pénétrera significativement les campagnes est la batteuse à vapeur, introduite vers la fin du XIX° siècle (voir la gravure d’une machine à battre le blé de Charles-François Daubigny).

Des amendements (chaux et marnes notamment) commencent à être incorporés dans les sols pour les bonifier, ainsi que des engrais naturels tels que l’éphémère guano du Chili dés 1850 ou les phosphates du Quercy. Liebig, un chimiste allemand, grâce à un traitement à base d’acide sulfurique, rend les phosphates solubles et donc directement assimilables par les plantes. La première usine d’engrais phosphaté s’implante en France en 1871. Les « superphosphates » [10] seront les premiers engrais chimiques largement utilisés, rejoints par l’azote et le potassium dans l’entre-deux-guerres du XX° siècle.

Pendant la seconde moitié du XIX° siècle s’engagent les premières luttes contre les agents dévastateurs des cultures. L’oïdium de la vigne apparu en 1851 fut combattu par sulfatage à partir de 1856, grâce aux travaux d’Henri Marès. L’agent responsable du mildiou de la pomme de terre qui s’était propagé en France à partir de 1845 et pouvait faire chuter de 90 % le rendement des récoltes a été identifié en 1863 ; des agronomes et pharmaciens préconisèrent, en sus de mesures de prophylaxie, les premiers traitements phytosanitaires à base de sulfate de cuivre et de bouillies cupriques. De son côté, Pasteur met au point un vaccin contre le charbon du mouton (1881) et préconise des traitements ou procédés pour détruire les parasites de la fermentation du vin (1866), de la bière (1877) ou mettre fin à l’épizootie du ver à soie (1870). Est ainsi lancé un vaste mouvement de recherche sur la protection des productions agricoles et alimentaires qui débouchera à la fin de cette période sur les premières molécules organiques de synthèse, aux noms charmants : le DDT comme insecticide en 1933 ou le 2-4-D comme herbicide sélectif en 1940.

La sélection végétale et animale est une pratique agricole très ancienne, native même puisque l’agriculture a commencé par la domestication des espèces. C’est une pratique qui s’est perpétuée, sur une base essentiellement locale. C’est ainsi qu’à la fin du XIX° siècle, chaque région de France avait ses blés de pays. Mais avec le botaniste Henry de Vilmorin (1843-1899) qui réalisa la première hybridation du blé, s’initie un mouvement de recherche de variétés à haut rendement, adaptées à des terroirs les plus variés possibles, qui se poursuivra jusqu’à aujourd’hui.

Sur cette période de 100 ans, la surface consacrée à l’agriculture en France est restée relativement stable autour de 33 à 34 millions d’hectares, mais sa composition a profondément changé avec le développement de l’élevage. En effet, les surfaces consacrées à l’alimentation animale (prairies cultivées et naturelles, cultures fourragères) sont passées de 8 millions d’hectares en 1852 (24 % de la SAU – Surface Agricole Utile) à 18 millions en 1950 (57 % de la SAU) [11], soit plus d’un doublement, avec évidemment une diminution corrélative des surfaces en production végétale à destination de l’alimentation humaine. Cela correspond au changement du panier de la ménagère dans lequel les produits carnés prennent une place de plus en plus grande. Alors qu’au XIX° siècle, travailler, c’était « gagner son pain », désormais ce sera « gagner son bifteck ».

Les jachères vont également régulièrement diminuer sur cette même période, passant de 5.7 millions d’hectares en 1852 à 1.4 en 1950. Mais elles occupaient encore presque 3 millions d’hectares en 1929. Cela montre à la fois combien l’agriculture a pu évoluer, mais aussi une certaine forme de lenteur et de progressivité avec laquelle cela se fait.

On le voit, sur cette époque, de nombreux facteurs agricoles de mutation du travail sont à l’œuvre, dans le registre agronomique aussi bien que dans celui de la technicité du travail. En outre, avec le développement de la mécanisation et du recours aux engrais, les paysans commencent à dépenser pour augmenter leurs recettes. Ce phénomène reste toutefois marginal. En effet, l’économie paysanne recourt encore peu aux intrants et reste donc faiblement monétarisée. L’agriculture française est essentiellement, jusqu’à la seconde guerre mondiale, une agriculture d’autosubsistance. Mais, les fondements du développement d’après-guerre sont déjà présents en France, et surtout aux États-Unis qui connait, dés la première moitié du XX° siècle, une importante mécanisation motorisée.

Troisième époque : l’acmé productiviste ou la fin des paysans (1950 et jusqu’à quand ?)

La défaite de 1940 et l’occupation, la pénurie alimentaire et le déferlement du matériel américain après guerre ont probablement contribué à montrer à la paysannerie française son retard technique et favorisé l’accueil du discours modernisateur. Celui-ci était porté à la Libération par tous les acteurs de l’agriculture française : les pouvoirs publics, la JAC puis le CNJA [12], les ingénieurs et techniciens agricoles, les firmes fournisseuses ou clientes de l’agriculture… René Dumont, un ingénieur agronome qui n’était pas encore converti à l’écologie, en fut l’un de ses hérauts. « Une agriculture instruite, équipée, moderne, productive, prospérera dans un cadre adapté à l’économie d’abondance. Une agriculture routinière repliée dans une position autarcique et malthusienne conduira à la ruine le pays entier : l’agriculture sera moderne… ou ne sera pas » écrit-il en 1946 [13].

En 1949, la France avait retrouvé son niveau de production agricole d’avant-guerre. Commence alors une course à la productivité qui ne s’arrêtera pas jusqu’à aujourd’hui, comme le montre le deuxième graphique inséré dans l’article « Les mutations longues du travail : le cas de l’agriculture », même si les succès s’atténuent

Ce qui caractérise peut-être le mieux cette époque, ce en quoi elle fait rupture avec celles qui ont précédé, c’est l’ouverture de l’agriculture et son insertion dans l’économie générale. Le tableau suivant montre très clairement ce mouvement :

Année [14]

1950

1971

1987

2007

2015

Dépenses consenties par l’agriculture pour la production de l’année, rapportées à la valeur des produits finaux

19 %

33 %

52 %

71 %

75 %

Tout se passe comme si la productivité agricole s’acquérait désormais à l’extérieur de l’agriculture elle-même, celle-ci devenant un débouché important pour ses fournisseurs industriels. Cela s’explique par le fait que les facteurs clés d’augmentation de la productivité – sous réserve évidemment d’un approvisionnement en eau suffisant (voir l’encadré) – pour cette période sont la motorisation et le recours aux produits du travail scientifique qui tous deux nécessitent investissements et dépenses annuelles.

Le tracteur est une invention ancienne puisque le premier a été conçu en 1854 par les Anglais Fowler et Howard. C’était une locomotive placée en bout de champ qui treuillait une charrue. Mais il a fallu qu’il bénéficie de multiples perfectionnements pour qu’il puisse devenir d’une utilité incontestable dans les campagnes, au point d’y apparaître aujourd’hui comme indispensable : un moteur à combustion interne (1892), une prise de force à la sortie du moteur pour actionner des outillages multiples (1906), un attelage trois points (1920), un moteur diesel et un embrayage à disque (1934), des pneus agraires et un relevage hydraulique (1936). Dans l’entre deux guerres, il était déjà devenu d’un usage courant aux États-Unis où on en dénombrait un million et demi en 1936, alors qu’il y en avait seulement trente mille en France à la même époque. Mais son acquisition par les paysans Français alla bon train à la sortie de la guerre (voir Le tracteur, l’homme à tout faire de l’agriculture moderne). La motorisation des campagnes s’est généralisée en une seule décennie (1955-1965), accompagnée progressivement d’autres équipements motorisés tels que les moissonneuses batteuses ou les machines à traire.

L’époque se caractérise aussi par un essor de la chimie agricole.

La consommation des engrais connait une première phase explosive : une multiplication par 5 en moins de 25 ans. Mais à partir des chocs pétroliers (1973, 1979) et de l’augmentation de leur coût, un usage plus raisonné en est fait : l’azote continue à progresser, mais sur un rythme beaucoup plus faible, quand le potassium et surtout le phosphore régressent :

Consommation en France, en milliers de tonnes [15]

1950

1973

2000

Phosphore

480

2 200

800

Potassium

370

1 800

1 000

Azote

250

1 800

2 300

Du côté de la protection des cultures, les découvertes de molécules se multiplient dans les trois grandes familles de pesticides : insecticides, fongicides et herbicides. En même temps que leur efficacité, des effets nuisibles se manifestent qui conduisent à l’interdiction de certaines d’entre elles. Cela suscite de nouvelles recherches de produits plus sélectifs, moins rémanents, dans une sorte de fuite en avant. Le DDT par exemple, utilisé à grande échelle à partir de 1940, est efficace et peu toxique pour l’homme. Mais comme il a une très longue durée de vie, il s’accumule dans la chaine alimentaire et se concentre en bout de chaine à des doses toxiques voire létales. Il a été interdit en France en 1971. Les molécules de sa famille ont été remplacées par des organophosphorés qui sont plus toxiques mais moins rémanents. Toutefois, la lutte chimique, même lorsqu’elle n’a pas d’effet négatif sur l’homme, n’est pas sans conséquence agricole : elle tend à favoriser le développement de résistance des parasites ou des « mauvaises » herbes et à faire disparaitre des populations non parasitaires, mais auxiliaires, comme les abeilles par exemple. C’est ce qui a conduit à introduire dans la législation européenne des mécanismes de prudence autour de l’homologation des produits phytosanitaires et du principe de précaution.

Les méthodes de lutte génétique se sont amplifiées à partir des années 80, avec la découverte d’une bactérie capable de transférer du matériel génétique sur des végétaux et la création d’organismes génétiquement modifiés (OGM) résistants aux parasites, aux insectes ou aux herbicides. Leur développement, important en Amérique et dans le tiers monde, est aujourd’hui freiné en France par de nombreuses et populaires objections faites à leur usage.

L’eau, condition de la productivité agricole

L’eau est bien plus qu’un facteur de productivité agricole : c’est une condition de la vie sur terre. Pour assurer sa croissance, chaque espèce végétale a des besoins en eau qui lui sont propres, en volume et en qualité, et qui varient en fonction de son stade de développement. Aussi, pour que puisse s’exprimer le potentiel des cultures est-il nécessaire qu’elles bénéficient d’un approvisionnement en eau suffisant et au bon moment. Cette exigence est d’ailleurs plus forte pour les variétés à haut rendement que pour les variétés traditionnelles, plus résistantes. Dans nos régions qui bénéficient d’un climat favorable et d’une pluviométrie satisfaisante, cet approvisionnement ne pose habituellement pas de problème majeur. Toutefois, la sécheresse qui a frappé l’Europe de l’ouest en 1976 nous a rappelé que la production agricole, végétale et animale, restait étroitement dépendante de cet approvisionnement.

L’agriculture française est très majoritairement pluviale, sauf pour quelques productions particulières (arboriculture ou maraichage). A la suite de la sécheresse de 1976, l’irrigation s’est développée dans certaines régions (Sud-Ouest, Centre, Pays de Loire…), mais elle concerne à peine 6 % de la SAU française. Toutefois, plus de 70 % de l’eau utilisée en France aujourd’hui est consacrée à l’agriculture [16].

L’encadrement des agriculteurs, professionnel et financier notamment, s’est fortement renforcé pendant cette période et a conduit à accélérer l’acceptation par les agriculteurs de ces méthodes nouvelles. Le délai observé aux époques précédentes entre l’apparition d’une innovation et son application dans les campagnes s’est largement réduit. L’agriculture est ainsi rapidement devenue une industrie lourde de transformation d’une matière vivante, végétale et animale. Les agriculteurs achètent désormais des matières premières (engrais, semences sélectionnées, aliments du bétail…) et, avec l’aide d’équipements motorisés, ils utilisent le milieu naturel comme support de leurs productions en cherchant à maitriser au mieux ses réactions et à éliminer ce qui peut limiter les fruits de leur travail par traitement phytosanitaire ou vétérinaire.

Mais la mutation ainsi engagée ces soixante dernières années n’a pas porté que sur le seul métier et la manière de l’accomplir. C’est la société paysanne qui a été englouti en même temps. Henri Mendras désigne ainsi un ensemble relativement autonome au sein d’une société globale, qui se subdivise en collectivités humaines locales dans lesquelles chacun connait tout le monde, et qui vit dans une certaine autarcie démographique, économique et culturelle. Ces collectivités réunissent des paysans et des non paysans (notables, artisans et commerçants ruraux), mais le ton dominant y est donné par les premiers [17]. C’est elle qui, en France, a survécu 150 ans à la révolution industrielle, mais qui a finalement et rapidement sombré après la seconde guerre mondiale.

Un effort productif qui ne profite pas à ceux qui le réalise et qui menace les équilibres écologiques

Il n’y a donc plus de paysans dans les campagnes françaises, mais pas d’agriculteurs non plus, ou presque. Ceux qui restent exercent leur métier de plus en plus seuls, leurs femmes ne participant plus guère aux travaux agricoles. Le paradoxe de cette immense révolution qui en deux cents ans a complètement bouleversé la société rurale et la démographie professionnelle nationale, c’est qu’elle se traduit par une part agricole de la valeur ajoutée nationale qui reste toujours inférieure au pourcentage résiduel d’agriculteurs dans la population active :

Agriculture, forêts, pêche [18]

1896

1913

1929

1938

1954

1963

1980

2010

Part dans la Population active totale

43.4

37.4

32.5

31.4

26.1

18.5

8.6

2.9

Part dans le PIB

25.0

19.8

17.3

18.8

13.0

8.4

4.6

1.8

Visiblement, l’économie capitaliste est un système global qui valorise la rareté et les biens nouveaux, éventuellement les innovations agroalimentaires, mais par leurs fournisseurs. De quelle utilité se fait-on l’ambassadeur en économie, lorsqu’on place au-dessus de ce qui est nécessaire à la vie, ce qui ne l’est pas ?

La course à la productivité n’a pas protégé les agriculteurs, mais les a endettés. Ils sont régulièrement confrontés à des crises et n’arrivent à vivre de leur production que s’ils bénéficient de subventions. C’est donc un système économique qui n’apporte ni bienfait social, ni sécurité à ses travailleurs. Mais en outre, ce productivisme effréné qui les a conduits là est aussi la cause d’inquiétudes écologiques majeures : érosion des sols, pollution des nappes phréatiques, perte de biodiversité agricole, raréfaction des ressources en eau, production de gaz à effet de serre, etc.

Quel avenir a cette agriculture ? En a-t-elle encore sous le pied ? Est-elle en capacité de relever le double défi écologique et alimentaire ? Peut-elle affronter les effets du changement climatique ? Est-elle capable de nourrir les 12 milliards d’habitants que portera bientôt la planète ? Ce sont ces questions auxquelles je m’attacherai dans un dernier article : « Demain : se réconcilier avec la terre ? ».

A suivre…

 

[1] Michel Griffon, « Vers une septième révolution agricole », in Problèmes économiques, n° 3080, janvier 2014, pp 60-62

[2] Nous reprenons ici la typologie proposée par Michel Vanderpooten dans 3000 ans de révolution agricole. Techniques et pratiques agricoles de l’Antiquité à la fin du XIX° siècle, L’Harmattan, Paris, 2012.

[3] Henri Mendras, La fin des paysans. Changement et innovations dans les sociétés rurales françaises, A. Colin, Paris, 1970

[4] C’est le principe de la rotation dite du Norfolk, apparue au milieu du XVII° siècle, dans laquelle la petite jachère de fin d’été (après la moisson) est remplacée par une culture dérobée de navet, colza ou chou fourrager, et la grande jachère par une culture fourragère de légumineuse (trèfle, sainfoin, luzerne). Cette rotation à quatre cultures est décrite dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1754).

[5] Histoire de la France Rurale, tome III

[6] Paul Bairoch, L’agriculture des pays développés de 1800 à nos jours, Centre d’histoire économique internationale, Genève, 1989. Ces chiffres sont à considérer avec prudence.

[7] Paul Bairoch, « Les trois révolutions agricoles du monde développé : rendements et productivité de 1800 à 1985 » in Annales. Economies, Sociétés, Civilisations. 44° année. N° 2, 1989, p 336

[8] Les intrants sont les produits qui sont apportés de l’extérieur au sol et aux cultures (amendements, semences, produits phytosanitaires…). Dans un sens large, ils désignent l’ensemble des approvisionnements achetés par les exploitations (aliments du bétail, médicaments, carburant…).

[9] Charrue à traction animale. Le brabant se caractérise par un support antérieur fixe composé de deux roues montées sur un essieu ou deux demi essieux (source : Larousse agricole, Paris, 1981). Il peut être simple ou double. Dans ce dernier cas, il est composé de deux corps de charrue superposés que le cultivateur, à l’aide d’une poignée, fait pivoter autour de l’axe quand il arrive à l’extrémité des raies.

[10] Engrais phosphaté qui résulte de l’attaque du phosphate minéral, généralement naturel, par l’acide sulfurique, l’acide phosphorique ou un mélange des deux (Source : Larousse agricole).

[11] Source : Pierre Daucé, Agriculture et monde agricole, La documentation française, Paris, 2015, p 11

[12] La JAC, Jeunesse Agricole Catholique, est un mouvement fondé en 1929 qui a influencé en profondeur l’agriculture française et a été le berceau du syndicalisme agricole après guerre. Les dirigeants fondateurs du CNJA, Centre National des Jeunes Agriculteurs (1957), en sont issus, de même que la plupart des élus ruraux.

[13] René Dumont, Le problème agricole français : Esquisse d’un plan d’orientation et d’équipement, Les éditions nouvelles, Paris, 1946

[14] Source : Histoire de la France rurale, tome IV (1950-1971) et Commission des comptes de l’agriculture à la Nation ensuite.

[15] Sous la direction de Dominique Poulain, Histoires et chronologies de l’agriculture française, Ellipses, Paris, 2004. Article « Nourrir les cultures : les engrais ».

[16] Sources : Florence Denier-Pasquier, La gestion et l’usage de l’eau en agriculture, Conseil économique, social et environnemental, Editions des Journaux officiels, avril 2013, et L’eau, l’agriculture et l’alimentation, FAO 2004

[17] Henri Mendras, opus déjà cité.

[18] Source : Pierre Daucé, Agriculture et monde agricole, p 25

Actualité, Nouvelles réflexions

Taxer les robots pour valoriser le travail ?

La campagne présidentielle française peut paraître décevante car elle a été envahie par le feuilleton des affaires de deux candidats, de droite et d’extrême-droite. Mais en tendant l’oreille pour passer au-dessus de ce brouhaha, il est aisé de percevoir qu’y sont présentées plus de propositions nouvelles que lors des précédentes campagnes. Bien qu’étant déjà la quatrième à se dérouler au XXI° siècle, elle est la première à vraiment lui appartenir. On le doit, pour beaucoup, à Benoit Hamon.

Nouvelles réflexions

De la productivité du travail et de certaines de ses conséquences…

Lors du Congrès 2016 du RIODD, j’ai présenté une communication dont l’objectif était de montrer l’intérêt, dans une perspective écologique, de rompre avec la notion de croissance économique pour privilégier une approche de la productivité matérielle du travail.

Je la reproduis ici dans la version raccourcie que j’en ai faite oralement.

Elle est constituée de deux parties. La première est consacrée à la critique du critère économique de croissance, la deuxième à une proposition substitutive.

Agriculture, Histoire du travail

Les mutations longues du travail : le cas de l’agriculture

Comme les recherches de Fernand Braudel l’ont montré, les phénomènes historiques apparaissent différemment selon qu'on les examine dans la longue durée ou à l’échelle de quelques générations. Il en est de même des mutations du travail. Mais, le travail est une notion abstraite et trop transversale pour être opératoire. Aussi, plutôt que se disperser dans l’examen de métiers sans rapport les uns avec les autres, est-il préférable de choisir une activité productive homogène sur le plan de sa finalité et regarder comment elle a évolué dans le temps. L’agriculture est un excellent candidat pour cette première étude, pour au moins deux raisons. D'une part, depuis son invention, il y a 10 000 ans, c’est l’activité qui mobilise le plus de travailleurs : si ce n’est plus le cas aujourd'hui chez nous, ça l’est encore à l’échelle de la planète. D'autre part, son but productif, nourrir les hommes, nous est vital. Nous pourrions nous passer des productions numériques qui envahissent notre quotidien, mais pas de notre alimentation.

Histoire du travail

Le vent et le galérien

Voici un bel exemple historique dont j’ai eu connaissance à l’occasion d’un récent voyage en Crète [1], qui illustre comment la domestication d’une énergie naturelle peut démultiplier la puissance humaine, accroître la productivité du travail et améliorer ses conditions.

Des chantiers navals de Venise sont sortis à la fin du XIII° siècle un modèle de navire inconnu jusqu'alors, une galère « bâtarde ».

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