La première partie de cet article consacré aux représentations du travail sous la République Populaire de Chine s'était arrêtée en 1965 (Voir La Chine sous Mao ou le travail pris dans les filets de l’idéologie – 1ère partie). En voici la suite qui s'ouvre sur le Révolution culturelle et s'achève sur les mutations économiques ouvertes après le décès de Mao Tsé-toung.
A Shanghai, au 7° étage d’un ensemble immobilier est niché un musée privé qui recherche, conserve et expose les affiches de propagande produites en République Populaire de Chine de 1949 à 1997. Il a bien du mérite car bien que produites à l’époque en grande quantité, elles ont été pour la plupart détruites après la mort de Mao Tsé-toung. Or ce sont des témoignages historiques de première grandeur. Ils permettent de suivre les campagnes idéologiques et les mots d’ordre du Parti au pouvoir. Mais ils ont en outre un intérêt esthétique car si sur le fond les thématiques étaient imposées, la production en était décentralisée, ce qui autorisait une grande variété de style et de qualité.
C’est évidemment la manière dont le régime communiste met en scène le travail qui va ici nous intéresser et servir de fil rouge à cet article [1].
Les technologies numériques envahissent notre quotidien et s’immiscent dans tous les interstices de notre vie individuelle et collective : économique, sociale, relationnelle, culturelle, politique… Elles nous mobilisent tous d’une manière ou d’une autre, les enthousiastes comme les sceptiques.
Nous vivons des temps que l’on peut qualifier de révolutionnaires car ils vont, en quelque dizaines d’années, transformer radicalement nos conditions et nos modes de vie, que nous le voulions ou non, que nous nous y préparions ou non. Nous allons les vivre alors que la civilisation industrielle qui aujourd’hui domine le monde entre en contradiction avec elle-même. Elle va devoir en effet rapidement se passer des énergies fossiles dont la consommation intense a assuré sa croissance inouïe. Mais dans sa phase actuelle de développement censée assurer le relais de productivité qui est son carburant, elle s’appuie sur des technologies numériques qui sont consommatrices d’énergie.
Le 29 avril 1968, quelques jours avant l’occupation de la Sorbonne qui allait inaugurer la série des évènements de mai et juin, apparaissait sur les écrans de télévision, à un moment de grande écoute [1], une sorte d’OVNI du dessin animé : l’histoire croquignolesque des shadoks et des gibis. Jeune adolescent à l’époque, j’en garde un souvenir tendre et amusé, ravivé il y a peu par le visionnage de certains épisodes, complété de quelques lectures [2].
Dès les premières images, le ton était donné : des dessins sommaires à base de lignes, de la musique concrète, des caricatures d’animaux, un conteur à la voix inoubliable énonçant doctement une histoire ou des maximes absurdes, une intrigue abracadabrante… Cette création du Service de recherche de l’ORTF [3] a divisé les spectateurs. Il y avait ceux qui ont adoré cette apologie du non-sens et ceux qui critiquaient le vide de sa pensée ou son mauvais goût. Il faut dire qu’à l’époque, le dessin animé de référence était celui de Walt Disney, léché et bien pensant. Heureusement, ceux qui soutenaient l’initiative furent bien plus nombreux que ceux qui la vouaient aux gémonies, et pendant 3 saisons, nous avons pu suivre les inénarrables péripéties des shadoks et des gibis [4].
Mais si j’en fais état ici, dans mon bloc-notes, ce n’est pas seulement parce que j’en ai aimé l’ironie et l’inventivité constante, ou parce que c’est un bel exemple d’innovations cumulatives [5], c’est aussi parce que les shadoks sont la seule espèce animale connue qui ait un rapport monomaniaque au labeur : ils travaillaient avec obstination jusqu’à l’épuisement, pour un résultat toujours décevant.
Plantons d’abord le décor avec quelques dessins tirés du storiborde [6] du premier épisode.
Extrait du storiborde de l’épisode 1, série 1
Les shadoks et les gibis ont donc le même but. La première saison est consacrée à leur compétition pour l’atteindre les premiers. Chacun de son côté a construit une fusée, mais pour qu’elle les convoie jusqu’à la terre, son réservoir doit être rempli d’un carburant puissant. Alors que les gibis ont un procédé qui leur permet d’en extraire un à partir de l’atmosphère, le Cosmogol C999, les shadoks eux n’en ont pas. Ils forment donc le projet d’aspirer vers leur planète cette précieuse énergie gibie grâce à une Cosmopompe (épisode 5). C’est probablement du fait de ce scénario initial que Jacques Rouxel, l’inventeur des shadoks, en a fait des animaux qui toujours pompaient, pompaient, pompaient.
L’épisode ci-dessous fournit un bel exemple de leur persévérance dans l’effort, malgré l’échec…
L’inefficacité de leurs tentatives ne les désarme donc pas. Ils sont en effet animés par une logique implacable et insensée : « la fusée shadok avait une chance sur un million de marcher, alors ils se dépêchaient de bien rater les 999 999 premiers essais. Pour être sûr que le millionième marche ».Jacques Rouxel donne une définition de cette « logique » : « L’esprit shadok, c’est le non-sens. Le non-sens consiste à imaginer des histoires ou des raisonnements qui ont l’air bien extérieurement, mais qui ne tiennent pas debout. Le non-sens ou plus exactement l’humour est une gymnastique hygiénique et intellectuelle » [7]
En vertu du principe bien connu selon lequel celui qui n’a qu’un marteau voit tous les problèmes en forme de clou, les shadoks résolvent tous les leurs par pompage. C’est ce qu’illustre magnifiquement cet épisode :
Résoudre des problèmes, c’est effectivement le but de tout travail. Mais peut-on appeler travail ce qui n’en résout jamais ? En fait, la série dissocie ses deux versants habituellement étroitement liés l’un à l’autre : d’un côté une activité ingénieuse et de l’autre la production qu’elle vise et pour laquelle cette activité a été conçue. Chez les shadoks l’activité (le pompage) n’aboutit jamais à rien, chez les gibis, les productions (une fusée, le Cosmogol, des télévisions…) s’obtiennent sans rien faire ; il leur suffit d’arroser pour que les usines poussent. Au fond, le travail des shadoks n’est pas insensé, il est inefficace. Ce n’en est donc pas un. Les gibis produisent eux sans travailler, comme par magie. Ils ne travaillent donc pas. C’est le contraste entre ces deux mondes qui fait aussi le charme de ce feuilleton !
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J’invite ceux qui n’ont pas la chance de connaitre cette œuvre atypique d’en explorer plus avant les malices – les autres aussi évidemment, pour siroter de la nostalgie.
On peut en consulter les 4 saisons (les 3 saisons originales diffusées entre 1968 et 1973 et la quatrième produite et diffusée en 2000 par Canal +) sur Madelen, le site de diffusion de l’INA ou sur YouTube ou en emprunter les DVD dans des médiathèques.
Je vous conseille de les regarder comme ils ont été diffusés : un épisode à la fois, en début de soirée. C’est comme cela qu’on peut le mieux les apprécier.
Pour terminer, voici quelques aphorismes shadoks dessinés par jacques Rouxel [8], à ne pas mettre entre toutes les mains.
Jacques Rouxel, Les fondements de la pensée shadok, 1994
Jacques Rouxel, Dans la marine…
[1] Chaque épisode durait 2 minutes ; il succédait au Journal télévisé du soir.
[2] J’ignorais tout de la genèse des shadoks, lacune que j’ai d’abord comblé grâce à une conférence de Sébastien Denis, Les shadoks au travail, qu’il avait prononcée au Rendez-vous de l’histoire de Blois (octobre 2021). C’est en l’écoutant que m’est venue l’idée de cet article.
[3] L’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) assurait la radiodiffusion et la télévision publique, la gestion des émetteurs et la production audiovisuelle nationales et régionales. Il a été divisé, en 1975 en 7 sociétés autonomes. Son service de recherche, créateur des Shadoks, a été intégré dans l’INA (Institut National de l’Audiovisuel), l’une de ces 7 sociétés.
[4] Source : Thierry Dejean, Les shadoks de Jacques Rouxel, Hoëbeke, 2018
[5] Le succès de ce feuilleton tient à la multitude d’influences et d’innovations dont il a bénéficiées. A tout seigneur, tout honneur, l’histoire d’abord imaginée par Jacques Rouxel, qui trouvait son inspiration chez Alphonse Allais ou dans le goût britannique pour le non-sens et pour le dessin du côté des Comics trips américains (Snoopy, Mafalda…) ; l’animographe, une machine à faire les dessins animés inventée par Jean Dejoux qui simplifiait le processus de production et diminuait le nombre d’images nécessaires (5 à 6 images par seconde au lieu de 24) ; la musique concrète dont la paternité est attribuée à Pierre Schaeffer, par ailleurs directeur à l’époque du Service de la recherche… (Source : Les shadoks de Jacques Rouxel)
[6] Pour franciser story-board, « scénarimage » ou « scénario en images » sont proposés. Il me semble qu’on se faciliterait la vie, quand un vocable étranger est dominant, à tout simplement en franciser l’orthographe.
[7] Cité par Thierry Dejean et Marcelle Ponti-Rouxel, Jacques Rouxel, les shadoks, une vie de création, Hachette – Edition du Chêne, 2012, page 266
[8] Source : Jacques Rouxel, les shadoks, une vie de création
Si les lettrés ont privilégié la peinture d’idées et l’ont centré sur la relation de l’homme au monde qui l’entoure (voir l’article « La peinture chinoise des lettrés ou comment célébrer l’harmonie de l’homme avec la nature »), la peinture chinoise ne s’est pas limitée à ce thème, ni à ce style. Elle plonge loin dans le temps ses racines, même si ses œuvres les plus antiques sont rarement parvenues jusqu’à nous. La peinture savante n’est qu’une de ses branches, qui apparait au X° siècle sous les Sòng et ne s’est imposée qu’à partir de la dynastie Yuán [1] (1280 – 1367). Dans cette autre peinture – distinguons la de la peinture des lettrés en la qualifiant de professionnelle [2] –, les représentations du travail restent toutefois peu fréquentes. Il existe néanmoins quelques exceptions notables. Ce sont certaines de celles-ci que je me propose de présenter dans ce deuxième article.
Work song a d’abord été publié dans un album solo d’Oscar Brown Junior en 1960. Mais c’est l’interprétation de Nina Simone en 1961 qui en fit un succès mondial.
Cette chanson du travail [1] trouve assez naturellement sa place ici car son titre n’est pas usurpé.
Il s’agit certes d’un travail forcé que l’Organisation Internationale du Travail condamne, mais qui renvoie en l’occurence à la tradition carcérale punitive des bagnes américains. Ce travail est un travail sans qualité puisqu’il s’agit de casser des pierres, sans qu’on sache même à quoi cela peut bien servir. Mais ce qui fait la grande valeur du texte, c’est qu’il rend compte avec justesse de ce qui se passe pour un travailleur, fut-il un criminel, lorsqu’on lui demande de faire une activité qui sollicite très peu sa réflexion : il pense à sa vie, et là en fait il la rumine. Mais de temps à autre, son attention est ramené au présent par ce qu’il fait, avec une phrase scie introduite quatre fois : « Hold it (steady) right there while I hit it ». On ne sait pas exactement à quoi ce « it » neutre renvoie : à la chaine qu’il cherche à briser ? à la pierre qu’il est en train de casser ? Peu importe, cette phrase incidente souligne une autre caractéristique du travail sans qualité : il nous remobilise dès que quelque chose nous oblige à sortir de sa routine.
Claude Nougaro a repris cette musique, mais en en changeant les paroles. Dans Sing Sing, il fait totalement disparaitre le travail. Il ne reste plus du texte original que l’idée de bagne et de la souffrance qu’inflige la durée de la peine. Cela n’enlève rien évidemment à la qualité de son interprétation, tout aussi jazzy que celle de Nina.
Voici les paroles de cette chanson dans sa version originale, avec en face une traduction de mon cru (anglophones avertis, vos corrections sont les bienvenues !). Je vous suggère de les lire après avoir cliqué sur ce lien.
Work song
Chanson du travail
Breaking up big rocks on the chain gang Breaking rocks and serving my time Breaking up big rocks on the chain gang ‘cause they convicted me of crime Hold it steady right there while I hit it Well I reckon that ought to get it Been working and working But I still got so terribly far to go I commited crime Lord I needed Crime of being hungry and poor I left the grocery store man bleeding When they caught me robbing his store Hold it steady right there while I hit it Well I reckon that ought to get it Been working and working But I still got so terribly far to go I heard the judge say five years On the chain-gang you gonna go I heard the judge say five years labor I heard my old man scream « Lordy, no ! » Hold it right there while I hit it Well I reckon that ought to get it Been working and working But I still got so terribly far to go Gonna see my sweet honey bee Gonna break this chain off to run Gonna lay down somewhere shady Lord I sure am hot in the sun Hold it right there while I hit it Well I reckon that ought to get it Been workin’ and workin’ Been workin’ and slavin’ Been workin’ and workin’ But I still got so terribly far to go
Briser de grosses pierres, enchainé aux forçats Briser des pierres et purger ma peine Briser de grosses pierres, enchainé aux forçats Parce qu’ils m’ont condamné pour crime Tiens le bien pendant que je la frappe D’accord, j’estime que je l’ai mérité De travailler et travailler encore Mais j’ai tellement de temps à y passer J’ai commis un crime, Seigneur, dont j’avais besoin Le crime de la faim et de la pauvreté J’ai laissé l’épicier en train de saigner Quand ils m’ont attrapé en train de voler dans son magasin Tiens le bien pendant que je la frappe D’accord, j’estime que je l’ai mérité De travailler et travailler encore Mais j’ai tellement de temps à y passer J’ai entendu le juge dire « cinq ans De bagne pour toi » J’ai entendu le juge dire « cinq ans de travaux forcés » J’ai entendu mon vieux crier « Mon Dieu, non ! » Tiens le juste pendant que je la frappe D’accord, j’estime que je l’ai mérité De travailler et travailler encore Mais j’ai encore tellement de temps à y passer J’vais voir ma tendre abeille J’vais briser cette chaîne pour courir J’vais m’étendre à l’ombre quelque part Seigneur, j’ai vraiment chaud sous le soleil Tiens le juste pendant que je la frappe D’accord, j’estime que je l’ai mérité De travailler et travailler encore De travailler comme un esclave De travailler et travailler encore Mais j’ai encore tellement de temps à y passer
Musique : Oscar Brown junior et Nat Adderley. Paroles : J J Johnson
J’ai beaucoup hésité sur le lien que j’allais placer ici pour que vous puissiez maintenant écouter Nina Simone. J’ai finalement choisi celui-ci, https://youtu.be/yfQNdwgvJMw , bien que la vidéo à laquelle il conduit soit truffée de textes en surimpression car c’est la seule que j’ai trouvé où l’on voit Nina Simone y interpréter en live sa chanson. Avec les autres, on l’entend, mais sur le fond d’une image fixe.
[1] Work song est également connu sous un autre titre : Chain gang (groupe de forçats enchainés).
Cet article est la suite de celui publié le mois dernier. La première partie (à lire évidemment avant la seconde) montrait comment l’industrialisation en France avait abouti à créer sur le territoire de nouveaux paysages entièrement créés de main d’homme et présentait quelques activités manuelles réalisées en plein air, donc facilement observables par des peintres ou des dessinateurs travaillant sur le motif.
Au musée des Beaux Arts de Caen se tenait une exposition que j’avais prévu de voir début novembre quand le rideau du deuxième confinement s’est abaissé sur le monde de la culture, m’en interdisant l’accès. Aussi, c’est seulement à partir de son catalogue « Les villes ardentes. Art, travail, révolte. 1870 – 1914 » que j’ai pu la visiter. Une expérience moins sensuelle évidemment qu’un contact direct avec les œuvres, mais une source très riche pour rendre compte, par l’art de cette époque, du mouvement d’industrialisation qui agitait alors la France.
C’est une idée que j’avais depuis longtemps en tête et que je me décide enfin à mettre en œuvre. J’ouvre aujourd’hui dans mon bloc-notes, sous ce titre générique « Chanter le travail », une nouvelle rubrique. Je présenterai ainsi de temps en temps des chansons qui traitent du travail, directement ou de côté.
Après en avoir beaucoup cherché, la cueillette que j’ai pu réaliser de ces chansons me conduit au constat que chanter le travail, c’est rarement l’enchanter. En effet, les textes en véhiculent le plus souvent une vision négative. Cela n’est guère surprenant car les chansonniers se font les interprètes de leur temps et le travail a mauvaise réputation. Cela ne changera probablement que lorsqu’au lieu d’être soumis à l’impératif productiviste, il sera conçu à la main des hommes et pour qu’ils y déploient la richesse de leur humanité.
En attendant ce jour qui risque de tarder, autant prendre plaisir à les écouter. Ce qui compte évidemment, c’est qu’elles soient belles ou originales.
Je propose de commencer par Les mains d’or[1], une chanson que Bernard Lavilliers a écrite en 2001 [2], après avoir entendu, dans un reportage sur des fermetures d’usines en Lorraine, le désarroi des ouvriers [3]. Ce n’est donc pas du travail industriel dont elle traite, mais du double effet de sa disparition, sur les paysages d’abord puis sur les hommes.
Elle décrit la fin d’un monde industriel, celui de la sidérurgie en France, qui vient clore un cycle que la III° république avait vu naître et dont je vais bientôt rapporter le témoignage impressionniste [4], et elle dit la dignité insultée de ces ouvriers aux mains d’or désormais désœuvrées.
Ce qui fait la qualité de cette œuvre, c’est le subtil contraste entre un texte poétique magnifiquement construit et son portage par une musique au rythme Capdeverdien dans laquelle entre successivement des instruments inattendus, jusqu’à un final enrichi d’un violon tsigane. Cela donne l’heureuse combinaison de la gravité d’une réalité sociale très locale – la vallée sidérurgique de la Fensh dont les noms des villages se terminent en –ange : Hayange, Florange, Uckange…– et l’étrangeté d’une musique exotique. C’est ce que souligne Lavilliers : « J’utilise toujours des musiques solaires pour aborder des choses assez dures. Si je mets du hard rock sur Les mains d’or, cela passerait moins bien qu’avec mon tempo chaloupé »[5].
Et ce qui en fait la force, c’est la sincérité de son interprète. Issu d’une famille ouvrière [6], il a vécu jusqu’à l’âge adulte dans une ville industrielle, Saint Etienne, qui a aussi connu le déclin de ses usines ; il a lui-même travaillé à seize ans comme tourneur sur métaux à la Manufacture d’armes. Solidaire de ce monde, il lui est souvent arrivé de donner des concerts dans des usines. « De l’action directe » dira-t-il dans un entretien [7].
Mais trêve de commentaires. Ils ne sont là que pour préparer le contact direct avec l’œuvre.
Je vous propose de vous pénétrer de son texte en l’écoutant dans son orchestration originale. Il suffit pour cela de cliquer sur ce lien, puis d’engager sa lecture.
Un grand soleil noir tourne sur la vallée Cheminée muettes – portails verrouillés Wagons immobiles – tours abandonnées Plus de flamme orange dans le ciel mouillé
On dirait – la nuit – de vieux châteaux forts Bouffés par les ronces – le gel et la mort Un grand vent glacial fait grincer les dents Monstre de métal qui va dérivant
J’voudrais travailler encore – travailler encore Forger l’acier rouge avec mes mains d’or Travailler encore – travailler encore Acier rouge et mains d’or
J’ai passé ma vie là – dans ce laminoir Mes poumons – mon sang et mes colères noires Horizons barrés là – les soleils très rares Comme une tranchée rouge saignée rouge saignée sur l’espoir
On dirait – le soir – des navires de guerre Battus par les vagues – rongés par la mer Tombés sur le flan – giflés des marées Vaincus par l’argent – les monstres d’acier
J’voudrais travailler encore – travailler encore Forger l’acier rouge avec mes mains d’or Travailler encore – travailler encore Acier rouge et mains d’or
J’peux plus exister là J’peux plus habiter là Je sers plus à rien – moi Y a plus rien à faire Quand je fais plus rien – moi Je coûte moins cher – moi Que quand je travaillais – moi D’après les experts
J’me tuais à produire Pour gagner des clous C’est moi qui délire Ou qui devient fou J’peux plus exister là J’peux plus habiter là Je sers plus à rien – moi Y a plus rien à faire
Je voudrais travailler encore – travailler encore Forger l’acier rouge avec mes mains d’or Travailler encore – travailler encore Acier rouge et mains d’or…
Et pour finir, je vous propose ce lien qui permet de voir et entendre Bernard Lavilliers interpréter cette même chanson dans une orchestration plus récente que je trouve très réussie :
[5] « Bernard Lavilliers, l’ouvrier homme du monde », entretien, Ouest France, 2 août 2014
[6] Sa grand-mère maternelle, une Sicilienne partie de chez elle à 16 ans, travaillait chez des tisserands stéphanois et son père était un ouvrier de la Manufacture d’armes de Saint Etienne, un syndicaliste parti en retraite avant que son entreprise ne diminue sa voilure puis ferme en 2001 (Bernard Lavilliers : “Je ne chante plus comme avant. A présent, je propose‿, entretien, Télérama, 13 décembre 2013)
Fin février, France 2 a diffusé un magnifique documentaire sur les mutations qu’a connu ces cent dernières années le travail agricole dans les campagnes françaises : « Nous paysans » de Fabien Béziat et Agnès Poirier.
Quand le nouveau passe devant l'ancien…
Ce qui en fait à mes yeux la grande valeur, outre la qualité de sa construction, c’est la superposition toujours pertinentes d’images d’archives [1] sur le récit raconté par Guillaume Canet ou sur les paroles de paysans d’aujourd’hui.
Pour vous donner un avant-goût de ce que vous allez découvrir, voici l’introduction du film qui affiche clairement son ambition :
Il raconte en image l’histoire des bouleversements du travail de la terre dont j’avais rendu compte dans un article de 2017 que vous pouvez aussi consulter : Une révolution agricole à bout de souffle.
[1] Pour faire ses choix très judicieux, Fabien Béziat a collecté 500 heures d’images d’archives qu’il est allé chercher « du côté des cinémathèques régionales (films amateurs) et des actualités filmées des fonds plus traditionnels (Gaumont Pathé, Lobster, Ina…) » (source : entretien du 23 février 2021 pour le CNC).